L'expédition suisse au Groenland
Unterstütze den SAC Jetzt spenden

L'expédition suisse au Groenland

Hinweis: Dieser Artikel ist nur in einer Sprache verfügbar. In der Vergangenheit wurden die Jahresbücher nicht übersetzt.

PAR SIGI ANGERER, KRIENS

Avec 9 illustrations ( 13-21 ) et 1 esquisse - Pourquoi le Groenland? N' y a-t-il pas en Suisse assez de montagnes à escalader, et même des plus hautes? Telle était la question dont on nous assaillait invariablement, dès que fut connu notre projet d' expédition dans ce pays glacial.

Oui, au fait, pourquoi? La décision, nous l' avions prise une bonne année plus tôt, au cours d' un bivouac hivernal dans le Wäggital. Nous ne nous étions alors guère embarrassés de « pourquoi et de comment ». C' est cette sempiternelle et irritante question qui nous amena, petit à petit, à analyser de plus près nos motivations.

Belles, nos Alpes le sont; elles sont à maints égards plus belles et plus variées que celles du Groenland. Les sommets du Grand Nord sont en outre plus bas et plus difficilement accessibles. Or, ce fut précisément ce dernier fait qui contribua le plus à éveiller en nous la nostalgie de ces paysages lointains. Y a-t-il encore un pouce de terrain vierge dans nos Alpes? Montrez-nous-y une montagne qui n' ait pas été gravie cent fois selon les vingt variantes possibles! Partout, l' accès est rendu plus aisé par des cabanes ou des trains; des guides imprimés, des cartes précises vous dissèquent à l' envi les itinéraires les plus faciles comme les plus périlleux. Une juvénile fringale de découverte trouve-t-elle encore à glaner là-dedans? Où tenter une « première » qui ne soit pas un morceau de haute virtuosité acrobatique? Rien de plus naturel, par conséquent, si de jeunes idéalistes se sentent attirés par les cimes encore vierges de l' Arctique. Et quel alpiniste ne serait-il pas emballé par la perspective d' un jour sans fin, où jamais l'on ne se sent traqué par la nuit tombante?

Pour nous en tout cas, cet attrait de l' inconnu justifiait amplement les peines et les risques d' un tel projet.

« Température: -55°, altitude: 9700 mètres. » Cette information laconique nous est transmise par un papier circulant de main en main. A vrai dire, on ne s' en aperçoit guère à l' intérieur de notre confortable carlingue. Chäpp et moi avons d' ailleurs bien d' autres soucis en tête: que trouverons-nous là-bas dans quelques heures? Mais cela ne nous empêche pas de nous étirer voluptueusement dans nos moelleux sièges-couchettes: autant de pris! Les derniers mois, les ultimes semaines surtout, ont été éreintants, car la moindre heure de liberté y a passé. Tard dans la nuit, nous avons écrit des lettres, rassemblé du matériel et des provisions, et même construit quatre traîneaux de toutes pièces. Mais cela, c' est maintenant de l' histoire ancienne: la grande aventure a commencé!

Au bout de quatre heures et demie de vol, notre machine s' apprête à atterrir. Entre des lambeaux de nuages nous découvrons une terre pelée et désertique, où n' apparaît pas la plus infime trace de neige. Seules de rares taches blanchâtres - des lacs pris par les glaces - nous laissent quelque espoir d' essayer nos traîneaux et de nous exercer à les conduire avant le départ de l' expédition. N' est pas pour cela que nous débarquons au Groenland en mai déjà?

Survolant le fjord Söndre-Ström, nous piquons vers l' aérodrome du même nom. De belles cimes, d' icebergs et de glaciers, toujours rien. Patience! Le Groenland, c' est vaste, presque la moitié de l' Europe, et le fjord Söndre-Ström n' est qu' une étape. Six cents kilomètres nous séparent encore du terme de notre voyage, sur la côte est.

Dans ce morne paysage de l' aérodrome, notre patience est mise à rude épreuve. Sans doute, le vivre et le couvert que nous dispense l' hôtel sont fort bons, mais les prix y sont en proportion. Par souci d' économie, nous ne tardons pas à planter notre tente dans les environs.

Bonne nouvelle: nous partons. Nous nous levons de bonne heure, afin de ne pas manquer l' avion. Emergeant de la tente, nous nous frottons les yeux. O stupeur! A peine trente mètres plus loin, une silhouette hirsute et massive se dresse subitement. Monseigneur le bison en est à son petit lever... Sous sa toison de longs poils brun foncé, il n' a pas l' air très rassurant. Tête baissée, il s' avance, très intrigué, vers notre fragile habitation, tandis que nous opérons une prudente retraite. Puis, sans se hâter, le colosse va frotter son crasseux pelage à un gros caillou avant de s' éloigner de son pas de philosophe. Cette rencontre inopinée nous vaut aussitôt une réputation de héros auprès des pensionnaires de l' hôtel.

Maintenant, au premier plan de nos préoccupations, il y a les multiples problèmes restés encore sans réponse. Par exemple: y a-t-il encore de la neige dans l' est? Trouverons-nous des chiens et de la nourriture à des prix abordables?

Dominant de très haut les étendues sans bornes de l' inlandsis, nous volons vers Kulusuk, une le de la côte est, où nous attend un terrain d' atterrissage des plus primitifs. Ici encore la neige est fort rare, mais le petit détroit séparant l' île de la côte est entièrement pris par les glaces. Sur le rivage, cinq attelages de chiens attendent les bagages pour les conduire jusqu' au bateau. Au début, la mer est entièrement dégagée; seuls dérivent quelques blocs de glace qui ne tardent cependant pas à s' accroître en nombre et en taille. Fort adroitement, le capitaine du bateau louvoie entre des banquises dont l' épaisseur atteint quatre mètres. Lorsque les glaces se resserrent, un homme de l' équi grimpe par une échelle de corde jusqu' à la hune d' où, par gestes, il désigne au capitaine le bon chenal. Après une heure et demie de ce régime, l' étau des glaces se desserre et nous atteignons Angmagssalik par une mer libre. Angmagssalik est la plus vaste colonie de la côte est, elle compte sept cents habitants auxquels il convient d' en ajouter le double, si l'on tient compte des pêcheries environnantes.

Nouvelle attente de trois jours, puis un autre bateau prend le large pour Kungmiut, notre prochaine tête d' étape. Le matin, nous glissons littéralement sur les eaux d' un fjord que ne ride pas la moindre vaguelette; mais c' est trop beau pour durer longtemps: une épaisse banquise bloque le débouché vers la haute mer. Le bateau fait demi-tour, et une heure plus tard nous retrouvons Angmagssalik et notre ancienne place de camping, non sans déception. C' est cela, le Groenland! La même manœuvre se répète deux fois, et la troisième nous sortons de la souricière. La glace reste très compacte, néanmoins le petit bateau finit toujours par trouver un étroit chenal, quitte à se le forcer au besoin.

A Kungmiut, le quai est noir de badauds ostensiblement venus pour examiner les nouveaux arrivants sous toutes les coutures. Sans tarder, nous entamons des négociations en vue d' acquérir deux attelages de chiens, puis nous nous mettons en quête d' un conducteur. Après deux jours de tractations au cours desquelles l' instituteur danois de l' endroit nous rend d' appréciables services, nous avons trouvé notre affaire, et notre homme un jeune Groenlandais se déclare prêt à nous enseigner l' art de manier le fouet - ou tout au moins ses rudiments - puis celui de conduire un traîneau.

Cinq sacs de requin séché, plus de deux cents kilos de merluche: telles sont les provisions que nous destinons à nos chiens et que nous embarquons à bord du petit bateau qui nous acheminera, en quelque neuf heures de voyage, jusqu' au fjord de Sangmilik. De là, une fois notre périple d' en achevé, nous pousserons ces provisions destinées à notre future expédition aussi loin que possible vers l' intérieur. Notre mentor en cynotechnique sera le jeune Marius Mikiki, lequel nous accompagnera dix jours durant. Dans la cale du bateau attendent déjà ses dix chiens, auxquels viennent s' adjoindre les neuf autres que nous venons d' acquérir. C' est à peine si notre modeste embarcation de douze pieds peut contenir nos réserves de nourriture, les deux luges et les dix-neuf bêtes; vaille que vaille, il faut bien y trouver encore de la place pour les deux hommes d' équipage et pour nous.

La pluie nous accompagne durant toute la traversée; des deux côtés du fjord, le paysage est d' une désolante grisaille. Au début, nous avançons librement, mais nous ne tardons pas à réduire la vitesse de moitié pour nous faufiler sans heurts entre d' énormes icebergs. Monotonie du paysage, du moteur Diesel qui crachote, de la pluie qui s' abat sans discontinuer neuf heures durant... nous saluons avec joie le fjord de Sangmilik où nous accostons enfin des glaces permanentes.

Quelques instants plus tard, notre première randonnée commence. Chacun des traîneaux est lesté de quelque deux cent cinquante kilos. Chäpp ouvre la marche, avec l' intention de procéder de temps à autre à des sondages d' épaisseur de la calotte glaciaire. Il est suivi de près par le Groenlandais. Nos chiens ne tiennent plus en place et aboient d' impatience. Un coup sec au traîneau, un cri: « cha-cha-cha! » - et les quadrupèdes s' élancent, volant sur la glace comme s' ils n' avaient rien à traîner.

Tout à coup, Chäpp disparaît jusqu' à la ceinture dans une mare d' eau glacée. Une baignade plutôt malvenue! Alourdi par ses habits détrempés, il jusqu' à la rive, tandis que nous nous hâtons de rejoindre un terrain plus stable. Nos luges pesantes oscillent dangereusement sur les îlots de glace flottant à la dérive. Arrivés en lieu sûr, nos chiens s' ébrouent dans la neige molle et s' ébau comme des écoliers au sortir de la classe.

Le chemin se fait très abrupt jusqu' au faîte d' une langue glaciaire que nous remontons ensuite sans nous presser. Pour éviter toute surprise, nous n' emportons que la moitié de notre chargement. Mais pendant que nous sommes affairés tous les trois autour de la première luge, le reste des chiens tentent leur chance: en moins de temps qu' il ne faut pour le dire, un sac de nourriture est éventré, et c' est la bagarre générale autour des plus gros morceaux. Il n' y a qu' un fouet vigoureusement manié qui puisse remettre à l' ordre une telle meute enragée!

Sur le glacier en pente douce, nous filons bon train. Marius, le Groenlandais, a pris la tête du convoi. Fort heureusement, nous n' avons aucune peine à le suivre, car les chiens suivent servilement la trace fraîche. A mi-hauteur d' une pente qui nous fait suer eau et sang, nous déchargeons les luges pour redescendre à vide. Mais que d' humbles besognes à accomplir encore, avant de nous glisser enfin sous la tente! Il s' agit de distribuer à nos dix-neuf chiens leur ration de requin séché. A peine nous ont-ils vus manipuler un sac de viande que le concert se déchaîne à nouveau, et c' est un beau vacarme jusqu' au moment où chacun s' est mis à engloutir le morceau qu' il a attrapé. Il nous reste alors à enduire leurs 76 pattes d' une pommade qui doit en tanner la peau et la rendre plus résistante à l' usure.

Tôt le matin, nous levons le camp du fjord, ne laissant sur place que quelques provisions de bouche pour nous et nos chiens. Cette fois-ci nous n' y allons pas de main morte: nous attelons les dix-neuf bêtes au même traîneau, et vogue la galère! Nous gagnons sans peine notre dépôt du jour précédent, d' où nous débouchons sur un vaste plateau surélevé. Mais dans quelle direction nous engager? La carte ne parvient pas à nous tirer d' embarras, aussi décidons-nous de planter notre tente au pied d' un éperon rocheux en attendant que la situation s' éclaircisse.

Afin de tirer le meilleur parti, pour nos traîneaux et nos chiens, d' une carapace de neige gelée que le soleil ramollit rapidement, nous décidons d' inverser le régime: nous dormirons de jour et voya- gérons la nuit. Cette décision nous vaut une pleine journée de battement dont je profite pour chausser mes skis et gravir un sommet tout proche d' où j' espère m' orienter sans difficulté.

Les dix kilomètres qui suivent s' effectueront sur des plateaux enneigés rarement coupés de crevasses. Le même soir, nous repartons avec deux chargements réduits de moitié. Les chiens se sentent beaucoup plus à l' aise, ils tirent deux fois plus vite sur cette piste de neige durcie. Au bout d' une étape de quinze kilomètres avalée d' une traite, nous déchargeons et faisons demi-tour. Les chiens sont toujours en pleine forme et galopent durant la majeure partie du retour.

Le lendemain nous plantons notre camp III, à plus de vingt kilomètres du fjord. L' humeur n' est pas à la plaisanterie, car nous avons essuyé un revers: un de nos chiens est tombé dans une crevasse inaccessible pour nous, et il nous a fallu l' y abandonner. Ses derniers aboiements retentissent encore à nos oreilles, tandis que nous installons notre campement.

Dominant de quelque vingt mètres le glacier Knud-Rasmussen, notre minuscule tente verte semble perdue au cœur de ces vastes étendues de neige et de glace. A vrai dire, nous devrions dormir depuis un bon moment déjà, puisque nous avons voyage toute la nuit. Mais un soleil trônant au plus haut de sa course n' incite guère au sommeil.

Les chiens sont maintenant très calmes. Après les durs efforts de la journée, ils ne songent qu' à se coucher. Ils ne se réveillent qu' au moment où Marius se met à émincer du requin séché, et clament leur appétit sur tous les tons. Notre Groenlandais nous enseigne alors à les nourrir de la façon la plus rationnelle. Il se place simplement devant la meute hurlante et jette à chacun sa part dans la bouche. Un saut agile, quelques mouvements de déglutition, et le tour est joué.

Le glacier Rasmussen semblait au départ des plus anodins. Pure illusion: la traversée d' une région très tourmentée, coupée de larges crevasses béantes, nous coûte un temps précieux. Mais il suffit aux chiens de voir le traîneau de tête les précéder pour s' élancer tête baissée. Le guide a beau contourner prudemment les crevasses, ils n' en prennent pas moins les virages à la corde autant que faire se peut, quitte à frôler dangereusement le gouffre. A deux heures du matin, le soleil émerge soudain de derrière une montagne, juste dans l' axe de marche. Il transfigure ce vaste paysage comme d' un coup de baguette magique.

Vers les neuf heures retentit le signal de la halte: « Eh, eh! » L' endroit nous paraît propice à l' éta d' un dépôt. Nous avons atteint le point extrême de notre première randonnée vers l' in; deux jours plus tard nous nous retrouverons sur la côte. Il y a déjà huit jours que nous sommes partis, et nous avons pu, au cours de ces cinquante premiers kilomètres, nous faire une idée valable de la conduite des traîneaux et des chiens. Nous avons de bonnes raisons de croire que nous nous en tirerons désormais tout seuls, et le retour nous confirme dans cette impression. Une seule nuit nous suffit pour refaire en sens inverse le chemin parcouru, et l' aube nous retrouve au bord du fjord où le petit bateau à moteur des Groenlandais ne tarde pas à nous rejoindre, fidèle au rendez-vous. Chäpp et les dix-huit chiens font relâche au petit port de pêche de Sermiligaq; quant à moi, je poursuis jusqu' à Kungmiut afin d' y rapatrier notre dévoué et compétent guide Marius Mikiki, après l' avoir convenablement rémunéré. J' en profite pour m' assurer que nos six camarades qui, entre-temps, ont débarqué à Angmagssalik, peuvent poursuivre leur voyage normalement. Il faut néanmoins une semaine encore pour que nous nous retrouvions tous à notre camp de base du fjord Sangmilik.

Le site de ce camp de base est incomparable. Juste en contrebas de nos tentes, la chute vertigineuse du glacier se reflète dans les eaux calmes du fjord. L' ensoleillement intense des jours précédents a fait fondre les dernières neiges qui recouvraient le glacier, dénudant un sol dur et raboteux assez peu agréable aux pattes de nos chiens, et nous obligeant à transporter les charges à dos d' homme, en tout cas sur la plus mauvaise partie du trajet. Nul ne songe à se plaindre lorsque, après quatre kilomètres d' un pénible cahin-caha, nous retrouvons la neige. A nouveau la grosse luge glisse doucement et sans à-coups. Seuls les chiens n' y ont pas encore trouvé leur compte: la neige se fait très vite profonde, et ils y enfoncent parfois jusqu' au ventre. Il ne nous reste qu' à nous atteler nous-mêmes aux luges et brasser la neige à l' unisson. La situation ne s' améliore qu' au sommet de la pente qui nous avait coûté tant de peine pendant notre premier transport de matériel. Mais une fois en haut, il s' agit de redescendre chercher le reste! Il nous en coûte encore deux jours d' efforts avant que nous puissions prendre nos quartiers au sommet de la rampe, à 720 mètres d' altitude, au cœur d' un imposant cirque de montagnes encore inviolées.

L' étape suivante nous amène jusqu' au glacier Knud Rasmussen; une fois de plus, nous sommes contraints de faire la navette en raison du volume de bagages à acheminer. Plus loin, nous ne voyons qu' un miroir de glace vive s' étalant sur quinze kilomètres. Pas question d' atteler les chiens: leurs pattes seraient en vive chair en moins de quelques heures. Force nous est de tirer nous-mêmes les luges, bon gré mal gré! Trois jours: il n' en faut pas moins pour déplacer tout notre matériel qu' à la prochaine neige où une moraine aplatie nous offre un site idéal pour le camp IV. Là nous procédons à un inventaire complet de nos armes et bagages, car nous n' emporterons désormais que le strict nécessaire dans nos expéditions.

Bien reposés, soulagés de quelques bons kilos, nous tirons vaillamment nos luges deux jours encore. Le glacier s' élève régulièrement, en pente douce, cependant que des montagnes inconnues surgissent dans le lointain. L' horizon est tellement vaste que nous avons l' impression de ne pas avancer d' un pouce.Vers les deux heures du matin, nous assistons à un lever de soleil d' une luminosité inégalable. Mais à l' instar de la nuit tombante sous d' autres latitudes, le soleil levant nous incite à la hâte: encore un peu de temps, et ses rayons auront ramolli la neige qui porte si bien. En fait, nous n' allons guère plus loin: la fonte de la neige nous contraint à dresser la tente en plein glacier. Nous sommes fermement décidés à poursuivre notre route dès la nuit tombée; mais lorsque je me réveille après un bref sommeil, une mauvaise surprise d' un tout autre genre m' attend. Un épais brouillard nous environne, et déjà la pluie s' installe. Que faire, sinon patienter! Heureusement le ciel se dégage le lendemain déjà et la nuit suivante, claire et froide, nous procure des conditions idéales pour une avance rapide. Plaisir de courte durée! Passé un col situé à 1400 mètres d' altitude, nous tombons sur une chute de séracs qui constitue un très sérieux obstacle. Tandis que Chäpp et moi revenons sur nos pas avec les chiens pour acheminer jusqu' au col le matériel restant, nos six camarades partent reconnaître un passage dans ce dédale de crevasses, emmenant l' autre luge qu' ils tirent à bras.

La nuit suivante nous retrouve au haut de cette chute de séracs qu' il s' agit de franchir à tout prix. Conduire nos longs et pesants traîneaux dans ce labyrinthe n' est pas une petite affaire: cela exige de la force et de la technique, alliées à une bonne dose de sang-froid. Chäpp joue de malchance: en descendant une brève pente très abrupte, il trébuche et tombe de tout son long juste devant la luge qui lui passe sur le corps. Un instant notre sang se fige dans nos veines: il ne bouge plus. Mais bientôt il revient à la vie, et poursuit son chemin en boitillant.

A une altitude de 550 mètres seulement, nous plantons à même la glace nos tentes pour une durée indéterminée. De ce point, nous avons l' intention de rayonner vers des sommets que jamais âme qui vive n' a gravis avant nous. Après tant de journées passées à tirer et à hisser, c' est un changement bienvenu!

Une de nos premières ascensions sera celle du Pusugssivit, situé non loin de la côte. A quatre, nous entamons la longue descente du glacier jusqu' à son débouché, au fond d' un fjord. De la par-

Légende de la carte

1 Pusugssivit 2072 m selon la carte 2 Silvertoppen 1800 m selon l' altimètre 3 Pyramide 2050 m selon l' altimètre 4 Papaver 2010 m selon l' altimètre 5 Morgenhorn 2010 m selon l' altimètre 6 Eisdom 2558 m selon la carte 7 Dreisternfjeld 1950 m selon l' altimètre Sommet 1 1960 m selon l' altimètre Sommet 2 1900 m selon l' altimètre Sommet 3 8 Kristall 2030 m selon l' altimètre 9 Eck 2300 m selon l' altimètre 10 Breitfluh 2380 m selon l' altimètre 11 Donnerspitze 2340 m selon la carte 12 Firnzahn 1900 m selon l' altimètre 13 Wächtenkamm 2190 m selon l' altimètre 14 Schneekappe 2090 m selon l' altimètre 15 Eismeerjungfrau 2480 m selon l' altimètre 16 Istind 2370 m selon la carte 17 Wolkenfjeld 2160 m selon l' altimètre 18 Monarch 2300 m selon la carte 19 Kanzel 2339 m selon la carte 20 Eisbär 2360 m selon l' altimètre 21 Nase 2006 m selon la carte 22 Laupersberg 2580 m selon la carte 23 Gletscherkegel 1750 m selon l' altimètre 24 Blockberg 1600 m selon l' altimètre 25 Globi 1470 m selon l' altimètre 26 Adlerkopf 1810 m selon l' altimètre 27 Felsberg 1600 m selon l' altimètre 28 Sermiligaqfjeld 630 m selon l' altimètre 29 Kegte 780 m selon l' altimètre NB Nunatakkerbiwak 1400 m selon l' altimètre CF Col de Fantom 1100 m selon l' altimètre SG Stephansgletscher HP Hundepass 710 m selon l' altimètre C Conniatspass 1400 m selon l' altimètre L 1 Fjordlager 15 m selon l' altimètre L 2 Mikikilager 720 m selon l' altimètre L 3 Rasmussenlager 370 m selon l' altimètre L 4 Moränenlager 750 m selon l' altimètre L 5 Schneelager 1200 m selon l' altimètre L 6 Innominatalager 1050 m selon l' altimètre L 7 Eislager 560 m selon l' altimètre L 8 Lager am Gletscherfluss 910 m selon l' altimètre L 9 Eskimopass 1150 m selon l' altimètre L 10 Blumeninsel 1020 m selon l' altimètre L 11 Sonneck 800 m selon l' altimètre L 12 Bellahej 750 m selon l' altimètre L 13 Tasilaq 10 m selon l' altimètre tie inférieure de l' impressionnant fleuve de glace, nous obliquons sur l' un des flancs escarpés dominant le bras de mer, et remontons jusqu' au moment où nous avons trouvé l' emplacement idéal pour nos tentes, un site d' une beauté à vous couper le souffle: quelque deux cents mètres plus bas, le grand glacier vient s' abîmer dans les eaux bleu sombre. Sans discontinuer, d' énor blocs s' en détachent pour aller s' abattre avec fracas dans le fjord, commençant par un magistral plongeon leur long voyage d' icebergs; majestueusement, ils cinglent ensuite vers la haute mer.

S' étendre dans l' herbe, parmi les fleurs, c' est se retrouver subitement au pays des fées, surtout après trois semaines de neige, de glace et de rocher nu. Mais ce n' est qu' un trop bref interlude, et l' ascension qui suit nous replonge aussitôt au cœur de la rude réalité. L' idéal serait de trouver une voie d' accès directe vers le sommet, mais nous avons beau chercher, nous nous voyons contraints de franchir deux cols successifs avant de pouvoir attaquer le morceau d' un tout autre côté. Au gré d' une varappe assez corsée, nous nous hissons au travers d' une paroi jusqu' à une arête des plus aériennes où de nombreux gendarmes s' obstinent à nous barrer le chemin Heureusement que les difficultés se raréfient au fur et à mesure que nous montons. Au terme d' une ascension de quatorze heures, nous atteignons le point culminant. Nous sommes les premiers! Face au fjord Kangerdlugs-suatsiaq dont les eaux calmes étincellent quelque deux mille mètres plus bas, nous échangeons une poignée de main enthousiaste. Partout à la ronde, baignées d' une atmosphère cristalline, les cimes inviolées se succèdent à perte de vue. Elles dominent de leurs flancs abrupts les mornes étendues des glaciers.

La perspective de cette interminable descente ne nous emballe pas le moins du monde, mais enfin... Les passages du rocher nu surtout exigent une extrême prudence et nous coûtent beaucoup de temps. Il nous faut atteindre le glacier pour progresser plus rapidement. Mais nous nous y sommes à peine engagés que Ruedi, qui me précède dans la cordée, disparaît subitement, sans un mot, happé par une crevasse dissimulée sous la neige. La corde, justement un peu lâche à ce moment, me glisse entre les doigts; je ne parviens pas à la freiner et un coup sec me fait perdre l' équilibre. Encore heureux que je parvienne à reprendre pied, un mètre plus loin, et à stopper la chute de mon infortuné camarade, sinon... Il est sain et sauf, mais gigote au bout de la corde comme un pantin, sans parvenir à se raccrocher quelque part - tout cela à quelques pieds d' une eau sournoise qui emplit le fond de la crevasse. Nos efforts conjugués le ramènent bientôt à la lumière du jour. Ce petit incident nous a donné le frisson et nous redoublons de prudence.Vingt-quatre heures après notre départ, nous retrouvons le bivouac. Nous sommes littéralement morts de fatigue.

Nous attendons d' être parfaitement reposés pour nous remettre en route afin de rallier le camp. Après les péripéties des jours précédents, cette dernière étape fait figure de promenade pour demoiselles de pensionnat. Ueli, le gardien du camp, rêve encore dans les bras de Morphée, mais l' accueil des chiens n' en est que plus bruyant. Ueli ne se montre cependant guère élogieux à leur sujet. La nuit passée, certains n' ont pas rongé leur longe jusqu' à la sectionner! Ils en ont évidemment profité pour rendre à la cuisine une visite à leur façon.

Le lendemain, c' est à moi qu' échoit l' honneur de monter la garde au camp. Premier objectif: couper court aux razzias nocturnes de nos bêtes et les guérir de cette fâcheuse manie de tout mordiller. A l' aide de bandes de forte toile et de rivets, je confectionne une série de muselières, mais journée passe à ce travail de bénédictin sans que chacun ait pu recevoir la sienne. D' ailleurs Rôde, mon chien de tête, n' apprécie guère les fruits de mon artisanat. A peine lui ai-je passé la muselière qu' il réussit déjà à s' en débarrasser. Nouvelle offensive, plus sérieuse: même résultat. Il s' acharne sur mon œuvre à coups de pattes, la frotte et l' use sur la glace tant et si bien qu' il s' en libère à nouveau. J' en ai pris mon parti, et opère une peu glorieuse retraite en direction de mon sac de couchage.

Il faudrait à vrai dire bien davantage pour gâcher notre plaisir. Chaque jour une nouvelle cordée repart. Lorsque les copains rentrent fourbus, chaque fois leurs yeux brillent dès qu' ils évoquent les péripéties d' une nouvelle conquête. Au bout de dix jours, nous transportons le camp quinze kilomètres plus haut sur le glacier. Là au moins, les chiens nous laisseront tranquilles, et la cuisine pareillement. Une rivière d' eau de fonte, large de six mètres, s' écoule dans une gorge taillée dans la glace; sa profondeur atteint trois mètres par endroits. Sur un replat de la rive, nous chargeons nos luges amphibies de tout le matériel de couchage et le faisons passer de l' autre côté. Les chiens auront beau faire, ce plan d' eau glaciale les maintiendra à distance respectueuse de notre campement. Une jolie moraine accueille nos tentes, et aussitôt nous tendons un fil d' acier long de cinquante mètres entre deux gros blocs: ce sera notre antenne radio. Notre petit transistor nous déverse un flot de sons et de paroles venus des quatre coins du monde. Nous sommes, bien sûr, particulièrement friands de nouvelles du pays.

Afin de m' orienter, je gravis avec Otto et Ueli un sommet facile des environs. Mais le glacier, si plat et uni qu' il soit ici, a néanmoins ses embûches - par exemple certains ruisseaux d' eau de fonte dont je garde un souvenir... cuisant. Un bon saut, voilà le premier franchi. Le deuxième constitue déjà un obstacle plus sérieux, avec ses deux mètres et demi de large. Mes deux camarades m' atten déjà depuis un bon moment de l' autre côté. « Sautera... sautera pas? » Et hop! J' ai atteint l' autre rive, tout juste... mais je glisse en arrière et retombe sur mon postérieur! misèreau beau milieu du courant qui sans tarder m' entraîne. Je reprends pied quelques mètres plus bas, et mes valeureux camarades aidant, je me tire enfin de ce bain glacé. Il ne me reste qu' à tordre consciencieusement caleçon et chemise pour en extraire l' eau avant de m' en vêtir à nouveau, tandis que le reste de mes habits est étalé sur les sacs' pour que le bon soleil fasse son office... et la progression continue. Une halte près d' un rocher bien abrité achève de sécher ma lessive. Seul point noir, et de taille: les deux appareils photographiques sont inutilisables.

Le lendemain les chiens s' attellent à des luges considérablement allégées, puisque nous n' emme que le matériel strictement nécessaire au bivouac, plus des vivres pour quatre jours. Mais leurs pattes souffrent passablement sur cette glace burinée par le soleil, et il nous faut parcourir dix kilomètres pour rencontrer les premières taches de neige, plus haut sur le glacier. Huit heures de marche encore, et nous atteignons un îlot rocheux où nous pourrons nous installer confortablement. Nous avons parcouru en tout trente-deux kilomètres. Le soleil est agréablement chaud, bien que nous soyons à 1400 mètres d' altitude.

A minuit, nouveau départ en vue d' une belle excursion. Marche d' approche assez longue: dix kilomètres. Puis, à la faveur d' une imposante chute de séracs, nous prenons rapidement de l' alti. Le sommet visé est une dent de glace aux flancs abrupts, qui se termine par une pointe de rocher. Les skis nous amènent jusqu' à deux cents mètres sous le sommet, puis une arête de glace assez raide, sur laquelle nos crampons nous rendent de grands services, s' élance d' un jet jusqu' au point culminant que notre altimètre situe à 2450 mètres. De tous côtés, les glaciers semblent s' éten à l' infini.

Au programme du lendemain, nous avons inscrit deux montagnes particulièrement belles. Le mauvais temps qui s' installe nous contraint cependant de faire demi-tour. Une journée d' inactivité forcée s' écoule, avant que nous puissions songer à repartir vers de nouvelles conquêtes.

Nous ne demanderions pas mieux que de rester longtemps encore dans ce paradis de glaces et de montagnes. Mais bientôt la nuit polaire s' installera, avec ses grands froids et ses blizzards impi- toyables. Force nous est donc de songer au retour et de plier bagage. Décision pénible: nous nous sommes attachés à ces paysages déjà familiers. Mais nous n' avons pas le choix, d' autant plus que nos provisions baissent à vue d' œil.

Le trajet du retour est rendu malaisé par les innombrables crevasses que l' été arctique a fait surgir tout le long du glacier; nos lourds traîneaux n' arrangent évidemment rien. La descente d' une rampe fortement inclinée nous joue même un tour pendable: au cours d' une manœuvre de bra-quage, les freins se révèlent tout à coup inopérants; luge et chargement s' élancent vers une crevasse béante. Impuissant, je lâche tout afin de n' être pas entraîné moi-même. L' avant de la luge va buter rudement contre la lèvre opposée de la crevasse, tout le chargement bascule et disparaît. Une irrésistible secousse balaie l' attelage de chiens qui est entraîné à son tour vers l' abîme. Mais au lieu de l' énorme fracas attendu, c' est un vaste « plouf! » qui retentit - les chiens ont pu s' arrêter au bord du gouffre. La large plaie est remplie d' eau sur laquelle notre luge flotte paisiblement. Nous avons eu chaud! Notre équipement est détrempé, mais une fois de plus, nous avons eu une fière chance!

Il semble que nos effets mettent plus de temps à sécher qu' il y a quelques jours, car la période de beau temps qui dure depuis quatre semaines déjà touche sans doute à sa fin. Tout au long des dernières étapes, neige et pluie ne nous lâchent plus. C' est tout grelottants que nous nous glissons le soir dans nos sacs de couchage; le matin venu, le bruit de l' eau qui ruisselle sur la toile n' engage personne à se lever du bon pied. C' est un vrai soulagement que de planter pour la dernière fois les tentes sur le bord du fjord. Le lendemain, un bateau à moteur nous emmène.

Rien de tel pour se remettre des peines d' une expédition que de passer quelques jours encore en compagnie des sympathiques Groenlandais de Kungmiut. Le chef de la station nous invite même à un souper au saumon frais. Personne ne se fait tirer l' oreille, vous vous en doutez un peu!

Reste à expédier un télégramme vers notre lointaine patrie, où les nôtres sont restés longtemps à court de nouvelles. Notre laconique message ne les en réjouira que davantage: Expédition plein succès - stop - tous rentrés - stop - 28 premières - stop - salutations!

( Traduit de V allemand par R. Durussel )

Feedback