Moïset
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Moïset

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Avec 1 illustration ( 18Par Clara Durgnat-Junod

— Pas d' aventure?... pas la moindre?

—... Si, pourquoi pas?

— Sentimentale?

— Merveilleuse, unique. Aux Grisons?

— Oui, dans le val Roseg, à l' alpe Pruma, juste avant le pont suspendu qui franchit le torrent.

— Raconte, je suis toute oreilles.

— Assise sur la berge en train de laver une aquarelle, j' ai déjà couché sur mon bloc le groupe des Sella, le Piz Glüschaint, les bois de mélèzes, et mon pinceau s' applique à rendre les remous du torrent mugissant, lorsque j' aper dans l' eau le point mouvant d' une tête disparaissant parfois sous les vagues. Poser mon ouvrage, dégringoler à la rive où le courant refoulé glisse le long d' un rocher facile ne me prend qu' un instant. Le fugitif haletant, nage courageusement. Lorsqu' il arrive à ma portée, je le saisis par les oreilles et hop! je le hisse à moi.

— Hum !!

— C' est à peine croyable, mais c' est vrai. Mon rescapé se dégage brusquement. A deux mètres, il s' arrête frissonnant et me regarde méfiant, triste. Bouger, je ne l' ose et ne peux fixer ses yeux splendides, ces yeux dans lesquels subsiste le mystère d' une vie qui m' est inconnue, car je sens que j' aime déjà celui que j' ai sauvé. Lui, sauvage, me considère en ennemie: il ignore la reconnaissance. Je ne puis pourtant laisser sans soins la timide créature qui tremble de tous ses membres. Pour ne pas l' effrayer, je dissimule mon linge de toilette dans ma « Windjacke » et remplis ma main droite de sel... Tu ris! Ah! tu comprends enfin que mon amoureux n' a pas que deux pattes, mais le double; c' est un jeune chamois, « Moïset ».

— Pas banal, continue.

— « Petit, petitI »... L' invitant de ma voix la plus douce, imperceptiblement j' approche la main tendue jusqu' à proximité de son museau. Certaine de gagner sa confiance, je me félicite déjà, quand Moïset cogne et fait choir le sel; il fonce, sautant dans mes jambes, frappant tête baissée le creux de mon estomac. Abasourdie par tant d' audace, je finis par rire en voyant mes pantalons tout mouillés et essaie en vain de saisir l' animal autrement agile que moi. Tout à coup, la ruse me vient d' écarter subitement les jambes et de pincer au passage l' imprudent lors d' un nouvel assaut. Sans trop de résistance, petit chamois laisse frotter et sécher son corps transi, mais bondit à deux mètres, l' étreinte sitôt desserrée. Là, sombre, belliqueux, il se met en garde, prêt à revenir à la charge. Lorsque j' avance pour lui offrir du sel, il bute sur cette chose étrange, suspecte qu' est la main tendue de l' homme. Je referme le poing et l' étourdi qui n' a pas su bénéficier d' une première expérience se retrouve prisonnier de mes genoux. Il a beau faire le diable, je .igeonne le museau de sel et, adieu I II rejoint sa place préférée et se couche dans l' herbe. Ah! le vois-tu se délecter? Son regard n' a pas changé, mais sa langue ne chôme pas: elle se tord, s' allonge pour aller recueillir, jusqu' où cela paraît impossible, les bribes de cette gourmandise qu' est le sel. Moi aussi je me couche, le menton dans la paume des mains et regarde pensive Moïset: — Quel âge a-t-il? Pas encore de cornes; son poil est tout frisotté par la vigoureuse friction. Ses jambes solides, nerveuses, sont bâties pour le saut. De son petit museau clair tette-t-il-encore? Et ses grands yeux nostalgiques vont-ils errer tout à l' heure à la recherche de la maman? Où est-elle? Aurait-elle abandonné son chevreau? Le voilà qui se redresse. Il bêle plaintivement. Comment l' entendrait avec le bruit assourdissant du torrent? Pour donner du temps à ma réflexion, je bêle d' une voix chevrotante ( manière de lui faire comprendre que pour le moment il faut patienter ), tandis que je cherche la solution qui lui permettra d' être à l' abri du danger et nourri.«Pourquoi ne t' emmènerais pas dans mon petit chalet, là-haut, où tu ferais ma joie et celle de mon fils? Ce serait cruel. Ni nos cajoleries d' amitié, ni la meilleure herbe du pré, ni la plus jolie écurie ne remplaceraient ton droit instinctif à la liberté. Peut-être même te laisserais-tu mourir? Ce n' est pas parce que je t' ai sauvé du péril que tu m' appartiens. Je n' ai rempli que mon devoir, Moïset; je t' aime pour toi, et mon bonheur ne peut naître que de te sentir libre et heureux;... mais comment agir?

Peut-être, quelqu'un de bon conseil passera-t-il par ici? En attendant, je vais terminer mon aquarelle. L' animal est en alerte. A peine suis-je à l' œuvre que c' est une giclée, une bombe vivante qui disperse à la fois bloc, boîte, pinceaux. Mon jeune ami, à qui mon jeu déplaît, sans gêne, me prend pour cible: « — Ah! gamin! lui dis-je, tu veux lutter? Eh bien, allons-y! Cela ne m' arriverà plus de jouer avec un jeune chamois. Avant de faire les fous, permets que je serre ma peinture. Comme tu te prends au sérieux! et avec quelle bravoure indomptable tu t' élances, pattes repliées et le chef baissé pour me battre! Vois, je me sauve autour du pin-arolle; mais te voilà, rapide comme le vent qui vole à ma rencontre, aussi querelleur, sans trace de fatigue... !» Depuis deux heures je l' ai retiré du torrent; c' est l' instant de m' ache vers la cabane de la Tschierva.

Pour la troisième fois, Moïset est pris au piège de la même façon: « — Tout vaillant que tu sois, petit ami, bien courte est ta mémoire! A quoi bon te débattre comme un forcené? Je tiens bon et ne te lâcherai que lorsque j' aurai trouvé l' endroit propice où tu ne risques plus d' être emporté par l' eau, ni par le rapace, ni par l' homme, et où ta mère ait des chances d' ouïr tes appels. » Ce pensant, je m' éloigne rapidement vers la forêt au travers des fougères et des rocs. Serré dans mes bras, le chevreau affolé tente de vains efforts d' éva. Les battements de son cœur martèlent ma poitrine.

Une indicible pitié m' envahit et j' ai hâte de le délivrer de la peur. « Adieu Moïset! » Il est à peine déposé qu' immédiatement, il se détend comme un ressort, et, d' un bloc voisin, les pieds joints, il semble me narguer.

Je me hâte vers mon sac. Un coup de bélier quelque part ( manière de parler ) m' oblige à tourner la tête; c' est mon taquin de Moïset qui s' en retourne par bonds jusqu' à sa place habituelle.

Je suis à court d' idées, car cette bête a le diable au corps; mes bonnes intentions ne servent à rien. Tandis que je pars enfin, mécontente de moi, mon protégé me suit du regard sans regrets ni surprise. Depuis le pont, un mélèze le dérobe à ma vue et c' est alors que j' aperçois les chalets de l' alpe Pruma. Là, personne ne croit à mon histoire de chamois. A force d' insister, les bergers se laissent enfin convaincre de me suivre. Nous traquons l' animal, mais dès que des mains s' avancent, agile, il joue à saute-mouton sur nos dos courbés. Nous échouons jusqu' au moment où une feinte l' amène dans les bras du vacher. « J' avise tout de suite le garde-chasse et donnerai du lait au chevreau qui attendra son sort à l' écurie », promet le vacher en resserrant son étreinte puissante sur mon protégé récalcitrant.

De retour à Pontresina, j' ai hâte de savoir ce qu' est devenu Moïset. Le garde-chasse me rassure: « C' est vous qui avez sauvé le chamois? On ne vous gratifiera pas du prix Carnegie, hélas! Je n' ai jamais entendu dire qu' un chamois emporté par les eaux fût retiré vivant; mais il doit s' en perdre quelquefois ainsi... c' est un petit du printemps: trois mois environ. Sa mère l' aura mis bas dans la région de Coaz. Elle l' a nourri jusqu' à présent, mais l' ouver de la chasse approchant, elle aura traversé la rivière pour se mettre, avec lui, à l' abri des coups de feu en district franc. C' est curieux que ces bêtes soient instinctivement averties, année après année, et se réfugient précisément sur la rive droite où tout danger est écarté. Je pense que l' acci s' est produit alors que le chevreau suivait sa mère; le torrent grossi par l' eau des pluies orageuses l' aura entraîné sans qu' elle puisse le secourir.

— L' avez ici?

— Non, un chamois ne se garde jamais en écurie où il mourrait. Il est assez grand pour gagner sa pitance. Je l' ai mis dans les réserves de chasse où rien ne lui manquera.

-— Et la mère?

— Une femelle qui perd son petit s' en désintéresse. Même si elle vous avait vu le sortir de l' eau, elle serait partie sans autre, car une bête sauvage touchée par l' homme est reniée des siens à cause de l' odeur. Votre Moïset vivra en solitaire jusqu' au jour où, adulte, il se battra pour la conquête d' une chevrette...

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