Nos cabanes. Les poules de Moiry
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Nos cabanes. Les poules de Moiry

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Les poules de Moiry.

Avec 6 illustrations ( n08115-120 ) et 1 dessin de Jean Tripet. Par R. Eggimann.

En parodiant, en massacrant Sully Prudhomme et ses Yeux, on peut dire de nos cabanes du Club alpin:

« Grises ou noires, toutes aimées, toutes belles, Des cabanes sans nombre ont vu l' aurore... » Nous en avons, je crois, 150 ( voir l' album et ses suppléments annuels ), et l'on finit par en connaître, quand on a gagné l' insigne de vétéran, une cinquantaine au plus. L' Anglais Lloyd, que j' ai rencontré à Tourtemagne, les avait toutes explorées tandis qu' Edouard Vittoz, plus modeste, se contentait de 72 ( voir Les Alpes, février 1943 ). Cela s' explique: au lieu de faire de nouvelles conquêtes on préfère revenir à ses premières amours; en avançant en âge on se pelotonne dans l' affection de ses vieilles amies. D' ail on ne commence à les trouver belles, nos cabanes, à s' attacher à elles et leur faire la tour qu' assez tard — vrai mariage de raison où les fiançailles ne font naître ni folie ni exaltation. Quand on est jeune on se trouve bien partout; ce sont les vieux toutous qui font tant d' histoires, qui se tournent et se retournent sur leur paillasson avant de s' y laisser choir.

« Toutes aimées, toutes belles », oui, mais il y a des degrés dans leur beauté charmeuse et séduisante et des nuances dans l' affection, dans l' attache qu' on leur montre. Une cabane est aussi, comme un paysage, un état d' âme... Le beau moment, c' est celui où l'on pose, où l'on jette bas son sac sur la table de la cuisine ( quelquefois il tombe même à côté parce qu' on n' y voit goutte, tant le contraste est grand entre la lumière brutale du dehors et le clair-obscur du dedans ), le moment où, en disant s ouf I », on se soulage d' un gros poids et que l'on a juste assez d' yeux pour voir fumer sur la table les bols de thé bien chaud et bien sucré posés là par les mains actives et prévenantes du gardien. Il m' arrive même de retarder ce moment voluptueux pour en décupler les joiescomme on remet à un autre temps la lecture d' une lettre aimée — mais alors les copains, agacés, me crient: «'spèce d' idiot! Tu vas le garder encore longtemps, ton sac? » A ce moment la cabane jouit de nos bonnes grâces et nous sommes en grâce auprès d' elle. Nous l' aimons tout plein... mais pas toute pleine, parce que là encore notre égoïsme inne est exclusif et nous fait préférer à la foule encombrante, assourdissante une solitude à deux ou à trois. Nous nous réfugions, nous nous recueillons dans sa tendresse, nous nous frottons à son épiderme rugueux, en ronronnant, comme un chat se frotte, entre chien et loup, contre les jambes d' une table ou d' un tabouret. Quel moment délicieux que celui de l' arrivée à la cabane! quelle jouissance dans l' essoufflement qui s' apaise, dans l' épuisement qui reprend son souffle! C' est bien mieux que l' arrivée au sommet parce que le but n' est pas encore atteint, parce qu' il n' y a pas besoin de redescendre et parce qu' on a devant soi — et pas Die Alpen - 1943 - Les Alpes.21 NOS CABANES.

derrière soi — toute une belle aventure qui vient seulement de commencer. R. L. Stevenson le dit si bien: « It is better to travel hopefully than to arrive » — « il vaut mieux voyager plein d' espoir que d' arriver ». Il n' a d' égal, ce moment, que celui du retour à la cabane, une fois l' ascension réussie, quand on peut boire à sa soif ( sans arriver d' ailleurs à l' étancher tant elle est tenace et comme incrustée en nous ) et fumer tout à son aise en savourant l' heure et le bonheur présents C' est à ce moment d' euphorie parfaite que fait allusion F. W. Jacomb à la fin de son récit intitulé « The col of Valpelline » ( Peaks, Passes and Glaciers, Everyman' s library ) en ces mots: « Then I retired, in that serene state of mind and body which a successful day of Alpine exploration ensures in a way which no other occupation can » = « Puis je me retirai, dans cette sérénité de l' âme et du corps dont bénéficient ceux qui réussissent une ascension dans les Alpes et qu' aucune autre occupation ne saurait leur donner. » « Toutes aimées, toutes belles », oui, mais il en est tout de même qui se font trop désirer, elles sont fières, hautaines et pas « faciles ». Que d' efforts dans les travaux d' approche! que de luttes, que de déceptions sur le sentier brûlant qui vagabonde dans le pierrier stérile, creuse un sillon sale mais frais dans le névé plus haut et escalade en zigzaguant l' éperon rocheux où la cabane joue à cache-cache avec ses admirateurs. Et c' est encore ce qu' elle peut faire de mieux!

Maudites soient les cabanes qu' on voit de très loin! Comme El Dorado dies semblent reculer dans l' espace et le temps, elles sont insaisissables comme le marchepied du dernier vagon qui hante nos cauchemars. Celle de la Lötschenlücke p. ex. qu' on aperçoit déjà de Kippel et qui met notre patience à une épreuve lente et durable ( huit heures au moins ), nous leurre tout un matin, nous fait la nique du haut de son perchoir et nous tend encore des pièges au moment même où l'on croit toucher barre puisque des crevasses nous guettent devant sa porte. Celle de Chanrion est au diable vauvert: il faut marcher cinq heures dans une vallée plate ( à Mauvoisin, même, le sentier a l' air de se repentir d' être monté si fort et redescend de plus belle de l' autre côté ), une vallée vide d' arbres et pleine de cailloux, pour arriver non pas à la cabane, mais en vue de son toit brillant; et le raidillon terminal vous donne le coup de grâce: il vous laisse juste assez de force et de souffle pour pester contre les architectes et les entrepreneurs qui l' ont mise si haut et surtout si loin. Celle de Baltschieder c' est la même chose: vous avez beau partir le matin avant le lever du soleil, vous arriverez juste à temps devant la cabane pour le voir ensanglanter le Dom des Mischabel à son coucher. Celle de Tourtemagne même chanson, celle du Hohtürli, idem, la Weissmieshütte, ibidem; quant à celle d' Oberaarjoch — o altitudo! —, quant à Bertol — quo non ascendamet quant à la cabane de la Dent Blanche — errare humanum est -—, elles ne valent guère mieux: elles sont toutes trop haut placées. Il en est d' autres, au contraire, qui sont beaucoup trop bas, comme celle du Doldenhorn, de l' Illhorn, de Saflisch, etc., et qui deviennent — exactement comme celles qui pèchent en sens contraire, Bertol, par exemple, d' où l'on aspire avant tout à descendre — et qui deviennent des buts au lieu NOS CABANES.

de rester des moyens. En effet, une fois arrive à la cabane du Doldenhorn, on ne se sent ni le courage ni l' envie d' aller plus haut, tant on se trouve bien au milieu des mélèzes et tant surtout il reste de mètres à monter le lendemain.

Pour être « bien », une cabane ne doit pas sembler distante, elle ne doit pas non plus être saisissable à tout bras qui se tend, elle doit être ni trop haut ni trop bas; enfin — et cela ajoutera encore à ses charmes — elle ne doit ni s' afficher ni aguicher les passants, il faut qu' elle passe inaperçue, conserve un air modeste et s' efface avec discrétion jusqu' au moment où, au tournant du sentier, l'on distingue les bardeaux brunis de sa carcasse de bois — comme Saleinaz —, le grillage de ses fenêtres massives — comme Trient —, ses volets de deux couleurs — comme Panossière —, ses moellons de granit — comme Mountet ou Bordier —, la hampe de son drapeau frappée par la corde qui flotte au vent — comme Montfort, Fründenhornhütte ou Moiry. L' altitude idéale pour une cabane est, me semble-t-il, 2700 mètres: c' est le cas de la Neuvaz, de Panossière, d' Orny, de Saleinaz, de Schönbühl, d' Oberaletsch et de tant d' autres. Arrivé à cette hauteur, vous aurez encore assez de vie et d' énergie pour savourer le moment délicieux où la cabane et le « cabaniste » ( comme on dit joliment en Valais ) vous accueilleront en souriant. Alors vous serez chez vous et vous pourrez tendre la main vers les paniers d' osier ( je vous recommande d' en prendre deux: un pour les provisions et l' autre pour les vêtements, la corde, les crampons, etc. ) et y transvaser toutes vos possessions, alors vous vous sentirez mieux; mais cela n' ira tout à fait bien que lorsque vous aurez insinué vos pieds nus dans la fraîcheur moelleuse des sabots, toujours dépareillés: n° 38 pour le pied gauche, n° 42 pour le pied droit. A ce moment, si vous avez le cœur à la bonne place ( le cœur à gauche et le portefeuille à droite ) vous adresserez une pensée reconnaissante au propriétaire de l' hôtel où vous venez de descendre... ou plutôt de monter, à la section des Diablerets, à la section Genevoise, à Monte-Rosa et à la section Neuchâteloise — pour ne parler que des sections romandes — sans oublier « Moléson », la dernière venue, je crois, de cette belle et grande famille. A ce moment, votre esprit critique pincé par l' air vif des hauteurs, rentrera dans sa coquille, vous ne vous écrierez pas comme Alfred de Musset:

« Ah! Dupont, qu' il est doux de tout déprécier! », vous serez en paix avec le monde et avec vous-même... Pas pour longtemps, hélas! Les hôteliers ont beau faire, ils n' arrivent jamais à contenter tous leurs hôtes. Le lendemain déjà vous ronchonnerez parce que la cabane est beaucoup trop bas et trop éloignée du sommet convoité, alors que le refrain de vos jérémiades pendant la montée du jour précédent était: « sale cabane! elle est beaucoup trop haut! » Il est vrai que de 2700 à 4000 m. il y a encore bien des pas à faire, bien des soupirs à pousser, bien des regards langoureux à lancer vers la cime avant de l' atteindre.

En somme, pour être parfaite et du goût de tout le monde, une cabane devrait être transportable, comme une tente ou un sac de couchage. Moins rudimentaire qu' une tente, elle contiendrait tout l' attirail d' une cabane et ses accessoires qui font notre joie: le livre de bord, la collection complète NOS CABANES.

de l' Echo des Alpes et clés jeux de cartes neufs et bien lisses. On la déplie rait, cette cabane transportable, à mi-chemin entre la plaine et le sommet, quand on le voudrait, suivant l' humeur du temps et du moment, suivant aussi les forces et les réserves d' énergie dont on disposerait. Elle serait ainsi toujours à la bonne place — ni trop haut le premier jour, ni trop bas le second — et bien préférable à ces cabanes fixes, à ces refuges amarrés comme des bateaux à l' ancre et accrochés, cramponnés à l' arête comme des patelles à leur rocher ( même un couteau militaire n' arrive pas à les déloger... les patelles, pas les cabanes !).

Ou alors, si ce projet est irréalisable — pour ma part j' hésite à le faire breveter — s' il faut se résoudre à laisser l' église au milieu du village et les cabanes où elles sont, je ferai une proposition plus sérieuse et qui intéressera tous les alpinistes intelligents désireux de suivre la loi du moindre effort. Mon idée serait de supprimer la fatigue, tout bonnement, et j' en appellerais aux médecins d' abord, aux ingénieurs ensuite. Je demanderais aux premiers de bien vouloir trouver un remède contre la fatigue. Ils privent leurs malades de la faculté de sentir en les anesthésiant, ils soulagent leurs douleurs en leur administrant des calmants, ils leur épargnent des maux en « coupant » la fièvre qui les ronge. Pourquoi ne chercheraient-ils pas à supprimer la fatigue, cette sensation pénible qui envahit l' âme comme un malaise et s' insinue dans le corps comme un poison? On prendrait une ou deux pastilles anti-fatigue le premier jour et l'on trouverait la cabane de son goût et à bonne hauteur, on en avalerait deux autres le lendemain, et l' ascension se ferait dans les meilleurs conditions, toute lassitude étant exterminée, tout épuisement annihilé.

Quant aux ingénieurs, je les prierais simplement de suivre le mouvement esquissé déjà par leurs prédécesseurs, celui qui consiste à dompter la nature, à la subjuguer pour mieux l' exploiter. L' époque précédente a enrichi la Suisse de chemins de fer de montagne, l' époque actuelle est prodigue de téléfériques, de monte-pentes et de funis-skis: ils suppriment l' effort, ces grippe-sous, vous frustrent du plaisir qui suit l' effort et balafrent de cicatrices malsaines et malséantes le beau visage de nos Alpes et de notre Jura ( on vient d' en construire un à Tête de Ran ). Alors pourquoi ne reviendrait-on pas ( pendant qu' on y est et puisque « un vent de folie a passé sur nos têtes » ) à un projet qui vit le jour au milieu du siècle dernier et qu' on abandonna, faute, j' imagine, de capitaux? On pourrait le reprendre, ce projet, une fois la paix signée et pour fester le retour en Suisse de la clientèle étrangère. Ce serait un progrès, un soulagement même, en tout cas un « allégement ». Je veux parler des ballonnets aérostatiques gonflés d' hydrogène qui frappèrent déjà l' imagination de nos ancêtres et qui adouciraient la vie assez rude du montagnard en général et de l' alpiniste en particulier. Il vaut la peine de s' y arrêter, puisque « la vie que nous rêvons nous aide à vivre celle que nous subissons ». En 1859„ l' architecte Friedrich Albrecht eut l' idée d' adapter ces ballonnets au chemin de fer du Rigi, et dans le livre remarquable et monumental du Dr Erich Tilgenkamp, intitulé Schweizer Luftfahrt, page 83, on voit même le dessin d' un cycliste qui franchit sans peine un col de NOS CABANES.

nos Alpes remorqué par un de ces ballonnets attaché au porte-bagages de sa bicyclette ( comme ce serait plus poétique et surtout moins bruyant qu' une motocyclette à l' assaut !). Bien entendu, ce n' étaient que des projets... en l' air, si l'on peut dire, des suggestions même, et l'on ne vit jamais leur réalisation pratique, puisque l' auteur ajoute, en guise de consolation: « Es ist ein Glück, dass der Versuch nicht gemacht wurde. » Je me permets d' en douter. Ce serait pourtant bien agréable d' avoir sous les aisselles les cordons d' un ballonnet avide d' altitude — la sensation que doit avoir eue le légendaire Icare quand il essaya de survoler l' Helles — qui vous soulèverait juste assez pour vous laisser les pieds à plat sur le sol, vous soutiendrait pendant vos ascensions et vous allégerait de votre propre poids et de celui de votre sac. Rêve séduisant, perspective alléchante, car, il faut le reconnaître, plus on avance en âge plus on répugne à se charger d' un sac toujours trop lourd qui vous essouffle et vous époumone et risque encore de compromettre l' ascension du lendemain. Pour la varappe aussi ces ballonnets seraient intéressants: ils nous aide-raient, par leur force ascensionnelle, à faire les rétablissements requis, ils vous laisseraient le temps nécessaire à chercher les prises dans le rocher, supprimant ces coups de jarret épuisants qu' on donne dans le vide — comme un lapin mourant qui gigote — lorsqu' on est suspendu par les mains dans la plus angoissante des postures. Enfin un ballonnet bien réglé serait le vrai « parachute » vous empêchant même de glisser sur le verglas assassin ou, s' il vous arrivait de perdre le contact avec l' arête, vous déposant sans heurt, sans secousse, surtout sans accident, sur la neige molle du névé inférieur.Comptons sur des temps meilleurs... et revenons à nos cabanes. Malgré tous leurs défauts et leurs inconvénients — peut-être même à cause de leurs imperfections — les cabanes sont des amies bien sympathiques qui suscitent et sollicitent notre affection et notre attachement; il en est des cabanes comme de certains êtres humains: ils sont pétris de défauts, mais nous les aimons tout de même. Regardez Saleinaz, par exemple, c' est un enfant mal venu, mal bâti, ce vieux hangar en planches disjointes, cette longue remise disgracieuse comme un ver de terre ( on la couperait en deux, elle continuerait de vivres ); cela n' empêche que c' est un asile adorable: c' est simple, c' est vaste et c' est commode tout à la fois. D' alleurs, si les orages turbulents des canicules inondent parfois l' aile est et s' insinuent jusqu' au lit du gardien, il y a assez de place dans la partie ouest du bâtiment où l'on peut dormir « à pied sec », pour ainsi dire, et à l' abri de toute intempérie. Pour ma part, je préfère ce bateau radoubé de Saleinaz au « Normandie » voisin, la cabane moderne de Trient. Saleinaz, c' est la vraie, la bonne vieille cabane. C' est d' elle qu' on peut dire qu' elle n' est pas un but mais un moyen, trait d' union merveilleux, agent de liaison pratique et bien placé, entre la plaine et la haute montagne. Elle n' a rien d' un hôtel, d' un caravansérail, comme certaines de ses sœurs plus jeunes et plus élégantes; elle n' a rien non plus de la salle d' attente ( quand bien même elle a sa « Gare », au-dessus du passage à niveau des « chaînes » ), elle ne sert pas de pied-à-terre aux touristes pressés amateurs de traversées et de « hautes routes », ce n' est pas un de ces locaux congestionnés où l'on passe deux ou trois heures, entre deux trains, c'est-à-dire entre deux ascensions. On n' a pas le temps de vivre dans ces abris-là, j' entends vivre la vie intégrale de l' alpiniste philosophe, le péri-patéticien qui vagabonce en suivant sa fantaisie plutôt qu' un programme ou une boussole Bézard. On y dort quelques heures dans ces cabanes salles d' attente, on y boit du thé clair, on y mange vite et mal, avant de monter plus haut, mais on ne peut pas y passer quelques jours; d' activés flâneries, faire ce qu' on appelle une semaine clubistique avec sa kyrielle d' aventures drôles et moins drôles, d' émotions saines et fortes se terminant toutes par des soirées familières inter pocula. On les reconnaît, ces cabanes salles d' attente, ces reposoirs sans âme à leur livre de bord, sec comme un registre d' état civil, aussi rébarbatif que le carnet à souches du gardien. Il ne contient que des noms, des dates et des chiffres, et encore sont-ils consignés à la hâte et au crayon. Pas de jolis dessins à la plume, pas de remarques sentimentales ou cocasses — à la Perrichon —, pas de fautes d' orthographe pittoresques ni de compliments dithyrambiques à l' adresse du « dévoué gardien », comme on en trouve dans le livre des vraies cabanes, hospitalières et amies.

Il y a des jeunes dont on recherche la compagnie aussi avidement que celle des vieux parce qu' elle est agréable et qu' elle est aussi profitable. C' est le cas de Moiry, une des dernières venues de nos cabanes. Elle a un charme, une bonhomie, cette jeune cabane, que bien des vieilles n' ont pas. Elle le doit à toutes sortes de choses: à sa situation, à ses environs, à son altitude, à son gardien surtout, intelligent et sympathique. Chaque fois que je remonte à Moiry, je le fais avec un plaisir renouvelé, me réjouissant — comme un gosse qui retrouve ses jouets de Nuremberg — de revoir tout ce petit monde bien fermé, bien défini, entre les sommets blancs et le glacier bleu: la toiture de cuivre au ton chaud__et chauderon, les volets verts et blancs comme ceux des cures vaudoises, sa longue-vue boiteuse sur la terrasse et, « last but not least », Salamin et ses poules Leghorn. Il y a bien un calvaire en miniature, les 32 lacets juste avant d' y arriver, mais d' abord ils sont courts et vite négociés, ensuite il y a une compensation bien douce: c' est le « replat » avant la dernière montée en zigzags, ce terrain mouvant d' argile noire piqué de fleurs timides et de brins de génépi accrochés aux cailloux de la moraine voisine, au bord du lac polaire où dort le mulet « dérupité » ( quand le temps est clair on croit voir sa carcasse blanchie à travers l' eau bleue et transparente qui reflète en entier la Pointe de Mourty et la Couronne de Bréonna ). Chaque fois que je patauge agréablement dans cette argile humide, juste avant la neige, je mâchonne les vers de « Booz endormi »: « La terre... Etait mouillée encore et molle du déluge. » La dernière fois que j' ai passé là, j' avais, avec un copain, dormi à Vissoie, tout en bas, pour pouvoir, le lendemain, monter à Moiry posément, lentement, paisiblement, en nous traînant, comme des limaces en vacances, le long de cette belle et douce plaine herbeuse de la Fita d' août. Je vous avouerai même que nous n' aurions jamais pensé faire ce trajet aussi lentement. C' est qu' entre temps j' avais rencontré à Grimentz le fils aîné du gardien Salamin. On s' était serré la main comme de vieilles connaissances. Puis il nous avait dit:

« Vous savez, mon père est descendu ce matin même de Moiry. » Je lui réponds:

« Va vite lui dire que nous l' attendons ici au café et que nous serons contents de lui offrir un verre. » Cinq minutes plus tard le jeune homme revient nous dire « que c' est à nous de nous déranger et que son père nous attend dans sa cave ». Alors j' emmène mon copain dans la direction du réduit frais et obscur, en m' in de mon mieux entre les mazots enchevêtrés dont les poutres font saillie. Et voilà que, dans ma hâte de voir Salamin et ses tonneaux, je m' ac à une de ces poutres qui avancent sur le chemin raboteux, je pique une tête en avant et en bas et viens mourir sur une dalle qui me reçoit tout entier, le bras gauche replié sous moi et recevant tout le choc. Mon ami me croit assommé. Je me relève avec peine et constate que mon bras saigne d' une blessure profonde. Pour prévenir un évanouissement toujours possible, je pénètre vite dans la fraîcheur réconfortante de la cave de Salamin, et le Fendant glacé et doré fait le reste. A midi, au moment où nous nous apprêtons à partir pour la cabane, nous sommes très heureux et ma blessure va déjà beaucoup mieux. Par contre, ce qui va assez mal, ce sont mes jambes: elles sont de coton, ont de la peine à agir et montrent des velléités de se plier ailleurs qu' aux genoux. Ce que peuvent faire trois verres de Fendant dans la chaleur de midi, au gros de l' été I Nous avançons tout à la douce, pour ne rien brusquer. Heureusement le sentier est très bien marqué ( il fait beaucoup de zigzags, mais nous trouvons que c' est de saison et nous suivons le mouvement ), il finit par aller droit au but, heureusement, sans quoi nous ne serions peut-être pas arrivés à Moiry sans avoir dû bivouaquer en route.

Salamin, lui, est resté en bas, à Grimentz, pour faire des provisions et surtout pour s' occuper du transport de ses poules... Ah! ces poules blanches de Salamin! nous les avons vu arriver à Moiry le lendemain matin. Quelle comédie, quelle tragédie! Quelle comédie pour nous, quelle tragédie pour elles. Il les avait entassées dans une caisse plate à claire-voie et elles étaient juchées tout au haut, disons au sixième étage, de son cacolet valaisan. En arrivant à destination, elles étaient blanches de peur tant elles en avaient vu en montant, étaient blotties au fond de leur méchante prison, serrées les unes contre les autres, la crête basse et défaite, l' air tout penaud — et surtout dépaysé. Quand Salamin leur ouvrit la porte, elles s' aplatirent pour pouvoir sortir de leur cachette et s' échappèrent comme des forcenées ou des forçats évadés, en caquetant toutes en même temps comme si elles venaient de pondre des œufs jumeaux. Il leur fallut dix bonnes minutes pour se calmer, s' orienter et reconnaître les lieux, l' altitude leur coupant le souffle et la lumière des hauteurs les aveuglant comme des chouettes surprises en plein jour... Comme c' est bête, les poules, surtout quand elles sont privées de coq, comme celles-là! Comparées aux pigeons-voyageurs, par exemple, à l' instinct si sûr, si merveilleux, elles font triste figure; elles n' ont que l' instinct de conservation, et encore on peut se demander si elles l' ont, quand on les voit se précipiter sous les autos meurtrières. On dit « bête comme une oie », on ferait peut-être mieux de dire « bête comme une poule ». Je crois vraiment que c' est la plus stupide des volailles, et j' ai toujours eu du plaisir à les déprécier, à les décrier et à rabattre leur caquet ( je me moque de leurs œufs: ils me rendent malade et j' approuve ce médecin qui dit:

Or, « le méchant fait une œuvre qui le trompe »: après nous avoir réveillés aux sons de la diane lancés dans les dortoirs par un gramophone rustique et sans prétention, Salamin, le fringant gardien de Moiry, nous invite à la table de famille où le déjeuner s' esquisse déjà et il pose devant nous un œuf à la coque tout frais et bien chaud en nous souhaitant bon appétit... Et c' est là le châtiment: les poules se vengent... leurs œufs appétissants m' em et je suis obligé de m' en abstenir.

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