Première expédition suisse à l'Hindou-Kouch
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Première expédition suisse à l'Hindou-Kouch

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PAR MAX EISELIN, LUCERNE

Avec 5 illustrations ( 121-125 ) A l' ouest de l' Himalaya et du Karakorum se dressent les sept mille de l' Hindou, le deuxième en hauteur parmi les massifs montagneux de notre terre. A l' ombre de ses voisins plus élevés l' Hindou est resté pendant longtemps plus ou moins inconnu des cercles montagnards, tandis que l' Himalaya est devenu notion courante pour chaque enfant.

Déjà les Grecs écrivaient des montagnes de l' Hindou qu' elles se nommaient « Paro-pamisos » ( plus haut que là où vole l' aigle ). La chevauchée d' Alexandre le Grand est entrée dans l' histoire, lorsque, au IVe siècle avant Jésus-Christ, il fit un pèlerinage à l' Hindou avec son cheval Bucéphale qui avait le mal de montagne, à la recherche de « la montagne des dieux ».

« Les montagnes durent - l' homme passe » dit un poète, on n' en comprend le sens profond nulle part plus clairement que dans ce coin des hauteurs terrestres, où se dressent les sommets de l' Hindou. Arrogants ils étaient là au temps d' Alexandre et sont là aujourd'hui - après 2500 ans - un pôle tranquille au milieu d' une confusion incroyable de frontières inconnues et infranchies, barrières artificielles dressées par les hommes et qui changent si souvent sans être rien de plus que des lignes tracées arbitrairement sur le papier. L' Hindou n' a pas seulement vu la tempête arabe se déchaîner sur l' Asie Centrale, il a aussi vécu les hordes de Gengis Khan et de Tamerlan et assisté aux querelles des Persans, des Grecs, des Indiens Mogol et plus tard encore des Anglais. Aujourd'hui la plus grande partie de ce massif de 1100 km de long appartient politiquement au jeune royaume d' Afghanistan. Dans le Wakhan, à l' est de l' Afghanistan, l' Hindou forme le partage des eaux entre l' Oxus ( Amou-Daria ) au Nord et le Chitral au Sud et est ainsi en même temps la frontière politique entre l' Afghanistan et le Pakistan. Mais aujourd'hui encore les querelles au sujet de chaque recoin de la politique mondiale ne sont pas terminées. Les Afghans réclament le Pashtunistan au Pakistan et veulent que l' Indus marque leur frontière orientale. Dans la bande du Wakhan longue de 300 km et large d' à peine 50, que le Vénitien Marco Polo a traversée au XIIIe siècle en route vers la Chine, une certaine tranquillité règne aujourd'hui. Quand on regarde de plus près le tracé très particulier de ces frontières, on voit qu' il s' y est créé une véritable poudrière entre l' URSS, la Chine et le Cachemire, et on ne peut faire des projets de voyage dans cette région qu' avec un certain malaise. A cause de cette situation géographique complexe le gouvernement afghan n' autorise des étrangers qu' avec beaucoup d' hésitations ( et la plupart du temps jamais ) à parcourir ce haut pays. Ceux qui en souffrent le plus sont les alpinistes, que, malgré leurs intentions entièrement pacifiques, des raisons politiques privent des montagnes qui comptent parmi les plus belles et les plus grandes de la terre.

1 L' expédition comprenait: Max Eiselin, comme chef d' expédition, Alois Strickler, mécanicien sur autos, le docteur Simon Burckhardt, médecin, Viktor Wyss, photographe, et Hanspeter Ryf, chef du matériel. Référence: Max Eiselin: « Wilder Hindukusch », Verlag Orell Füssli, Zürich. Red.

16 Les Alpes —1964 -Die Alpen241 A 4 heures du matin nous roulons dans nos voitures surchargées à travers les ruelles étroites et entourées de murs de boue de la capitale afghane. Là où règne autrement l' animation colorée de l' Orient, la nuit tranquille et noire recouvre encore les murs et les rues.

Dès les abords de la ville la route va vers le Nord, en direction de l' Hindou. Une montée douce conduit sur un petit col et fait tousser et hoqueter nos fidèles bus VW, qui ont déjà dans les roues le difficile voyage entre la Suisse et l' Afghanistan. Les ressorts se plient de façon fort inquiétante et Alois Strickler - notre mécanicien - grommelle, craignant que l' axe ne se brise à cause de cette « saloperie ». Heureusement la route est goudronnée, ce qui est déjà un luxe en Asie Centrale. Nous profitons en effet ici de l' aide technique que l' URSS donne à l' Afghanistan, qui consiste surtout à construire le réseau des routes afghanes, et partant à intensifier les liaisons routières entre la capitale afghane et la frontière soviétique.

Bientôt il fait jour et nous apercevons à l' Est les contours de montagnes déchiquetées. Ce sont les quatre et cinq mille du Nuristan, du « pays de la lumière ». Nous traversons des bourgs et de petits villages, dont les habitants nous regardent avec étonnement, et en même temps nous saluent amicalement. Dans la ville de Charikar nous faisons le plein de benzine, car c' est la dernière pompe pour aujourd'hui. La luxueuse route goudronnée poursuit vers le Nord jusqu' à l' endroit où on creuse le tunnel de Salang, qui n' est malheureusement pas encore terminé, de sorte que nous devons prendre la route raboteuse des caravanes par-dessus le col de Shibar ( 2987 m ). Une dure épreuve pour nos véhicules!

Dès que nous quittons la route goudronnée nos os commencent à s' entrechoquer, et cela va durer ainsi pendant les quatre jours suivants. Le compteur marque entre 10 et 15 km à l' heure, et chaque heure nous nous relayons au volant, tant la conduite est épuisante. Il faut se concentrer à chaque mètre de « l' autoroute ». Un instant d' inattention et nous voilà piteusement projetés pêle-mêle dans notre caisse de tôle; les amortisseurs arrivent au fond, et les axes surchargés font des bruits suspects.

En Afghanistan ce sont surtout les détournements dus à des chutes de pierres et des coulées de terre qui sont raboteux. Ici la route passe directement à travers un ruisseau, là une pente raide rétablit la liaison. Des murs de soutènement sont construits très simplement avec de grosses pierres polies, qui sont tirées du ruisseau le plus proche et « renforcées » avec de grands bouts de bois. Un coup d' œil invraisemblable! Nous ne nous serions assurément pas engagés sur de telles routes si nous n' avions pas vu déjà des camions de plusieurs tonnes y rouler à grand bruit. Au cours de la journée nous ne rencontrons pas moins de cinq camions démolis. Le bord de la route s' est affaissé sous leur poids énorme, la route s' est effondrée et les machines ont été précipitées dans l' abîme.

Au début de l' après nous sommes sur le col même de Shibar. Nos petits véhicules ont réussi à grimper par leurs propres forces. C' est presque un miracle! De l' autre côté la descente n' est pas moins raide. Près de la route coule l' eau claire du Bamian, qui s' est frayé au cours des siècles une voie à travers l' Hindou. A droite et à gauche se dressent de bizarres formes rocheuses, qui transportent les grimpeurs que nous sommes dans les Calanques. Du rocher blanc alterne avec d' immenses parois jaunâtres, qui ressemblent aux Dolomites; nous nous trouvons dans un pays de rêve pour varappeurs. Une gorge succède à une autre. Les rochers n' ont pas de fin. Des tours gigantesques, des aiguilles effilées, des parois lisses rivalisent dans ce cirque puissant de la nature. Pendant des kilomètres le chemin préhistorique des caravanes serpente dans la montagne sauvage. Un chemin qu' Alexandre le Grand déjà, les hordes de Gengis Khan et Tamerlan, ainsi que les Arabes conduits par leur calife Ali ont parcouru et qui est entré dans l' histoire à juste titre comme le « Chemin des millénaires ». Nous croisons d' innombrables caravanes de nomades éternellement en route avec femmes et enfants. Leur patrie est la steppe, et elles obéissent aux lois non écrites de l' homme libre du désert. Comme depuis des siècles, ces gens voyagent aujourd'hui encore sans restrictions de frontières ou de politique entre l' Hindou et FIndus, et aucun douanier n' aurait l' idée de leur demander un passeport ou un visa. Des femmes brunes, fières et dévoilées conduisent les chameaux. Les hommes et les jeunes gens poussent des vaches, des chèvres, des ânes et des moutons devant eux, tandis que les plus jeunes de la troupe voguent à travers le pays sur le dos ondulant des chameaux en compagnie d' effets hétéroclites et des volailles attachées à la selle.

Après deux jours nous atteignons la branche sud de la « route de la soie », cette ancienne route des caravanes, que Marco Polo parcourut au XIIIe siècle vers la Chine et où, au début de notre ère déjà, la soie chinoise trouvait un chemin vers l' Europe par l' Asie Centrale et le Proche Orient. Rouge et brun, le sol est en partie sablonneux, en partie argileux; ici et là un buisson herbeux isolé. A l' aube déjà des paysans « enturbannés » chevauchent vers le marché de Khanabad sur leurs petits ânes ébouriffés, et ici aussi les caravanes de nomades donnent à la route son caractère typique.

A Khanabad nous admirons l' installation pratique du service des eaux: des porteurs d' eau, aux pantalons flottants retroussés bien haut, sont debout dans le jus opaque d' un ruisseau indolent et de leurs mains remplissent des sacs de peau de chèvre, qui ressemblent à des cadavres décapités. Sur un âne qui ploie presque sous le fardeau, l' eau est apportée au marché. Les porteurs ne sont pas trop délicats avec leur précieuse marchandise, car il ne leur vient pas à l' esprit de chasser les animaux qui pataugent autour d' eux dans le ruisseau. Pas plus qu' ils ne dérangent deux garçons qui fournissent leur modeste contribution à l' élévation du niveau de l' eau!

Nous pouvons apercevoir des montagnes sur l' horizon lointain. Des étendues de terre bien arrosées avec de l' herbe fraîche de rosée et des arbrisseaux bien verts sont une nouvelle marque que nous sortons lentement de la région désertique des steppes et que nous ne pouvons plus être très loin des montagnes.

Près de nous s' étend un champ où sont plantés pêle-mêle des blocs de pierre. Certains sont de biais, d' autres se dressent bien droit, d' autres encore sont à plat sur le sol. Entre eux de hautes hampes de bois mince, couvertes de banderolles déchiquetées de toutes couleurs. Un cimetière!

Tard dans l' après nous arrivons au bord du sauvage et bouillonnant Kokcha. Le paysage change - nous sommes dans les montagnes. Derrière une colline s' ouvre la gorge sauvage du Kokcha, à qui ces formes rocheuses étranges donnent un air irréel, préhistorique. Nous croyons voir des lions et des crocodiles de pierre faire face à d' horribles têtes de requins, rencontrer d' ef monstres sombres, avec des gueules immenses et des yeux exorbités. Nous nous trouvons dans une vallée rocheuse rappelant celles des westerns, pleines de cyclopes infernaux et plus terrible que dans un cauchemar alpin! Des chameaux pâturent autour des tentes noires des nomades.

La petite route qui nous conduit vers le haut, dans les montagnes du Badakhshan afghan, est étroite et raide. Des ponts hardis succèdent à des passages argileux et glissants. Les petits villages propres, aux habitants très amicaux, les Tadjiks, nous arrachent des louanges sur ce peuple heureux et intact. « Salam aleikum » chacun nous salue ainsi et met sa main droite sur la poitrine en guise de salutation, ou alors fait le salut militaire. Si le chemin est bloqué par du bétail, nous ne récoltons pas - comme chez nous - des regards sombres et des jurons, mais les bergers se hâtent tant de nous libérer la route qu' ils nous en mettent mal à l' aise!

Il fait déjà nuit noir, quand nous faisons halte à Faizabad, capitale du Badakhshan. Nous campons près du Kokcha, et sommes brisés de fatigue après un long jour brûlant. Les indigènes serviables nous aident comme ils peuvent, en nous apportant de l' eau de la rivière, nous éclairent avec des lampes à pétrole, et nous offrent même des bancs de bois, des « tcharpai » ( sorte de lits ). L' hospitalité - et gratuite encore - n' est pas un vain mot en Afghanistan.

Alois Strickler n' est pas encore libre ce soir. Non seulement il doit faire la révision et le nettoyage quotidiens de nos deux autos, mais il lui faut encore raccommoder nos deux pneus de réserve, malmenés par les clous semés par les bêtes des caravanes. Notre cuisinier-chef, l' infatigable Victor Wyss s' est détraqué l' estomac et ne veut pas entendre parler de cuisine aujourd'hui. Il offre aux truites du Kokcha un « repas princier » et se glisse ensuite dans son sac de couchage. C' est le grand jour de Hanspeter Ryf, qui nous montre ses talents de cuisinier.

Accompagné de Simon Burckhardt, notre médecin, et de notre interprète afghan Smaray Kasi, je cherche à la lampe de poche le chemin du palais du gouverneur. Finalement nous trouvons un soldat qui vient avec nous et semble connaître chaque coin de la ville obscure. Nous tâtonnons dans plus d' un sombre recoin, nous grimpons des marches noires que surplombent des plantes grimpantes et nous nous heurtons plusieurs fois la tête à d' anciennes portes basses. Ici et là une auberge éclairée au pétrole ou à la bougie jette un mince rayon de lumière dans les ruelles obscures. Nous nous arrêtons un moment et prêtons l' oreille à la musique que des silhouettes orientales tirent des instruments qu' elles ont elles-mêmes fabriqués, et aux chants monotones et mélancoliques qu' ils accompagnent. D' autres sont accroupies dans un coin, boivent du thé ou fument le narguilé, la pipe à eau. Nous nous sentons transportés au pays « des mille et une nuits ».

C' est dans son jardin que le serviteur de sa majesté Mohammed Sahir nous reçoit à cette heure nocturne, et il n' est pas peu étonné d' apprendre que nous voulons pénétrer au Wakhan. Comme déjà à Kaboul, la capitale, sa réponse consiste en toutes sortes d' avertissements. Il contrôle mot à mot l' autorisation spéciale accordée par son gouvernement central et nous fait ensuite servir un délicieux sirop de framboises. Nous ne rejoignons nos camarades au bord de la rivière que tard dans la nuit.

La partie la plus sauvage de la route du Wakhan s' étend maintenant devant nous. Un des problèmes est le carburant pour nos deux véhicules. Au-delà de Faizabad on ne trouve plus de benzine Près des dernières maisons de Faizabad nous découvrons le marchand caravanier avec ses tonneaux de benzine aux inscriptions en russe. Ali, son jeune aide, met en souriant un bout de vieux tuyau dans un tonneau, aspire fortement à l' autre bout - et bientôt le liquide précieux coule dans nos Volkswagen asséchées. Nous ne pouvons prévoir que trop facilement que cette benzine russe à 40 octanes ne va pas aller très loin. En plus des réservoirs et des bidons de réserve nous devons en prendre aussi un petit tonneau de 100 litres par précaution. La tâche suivante d' Alois Strickler est de trouver une place pour le tonnelet dans les voitures déjà pleines à craquer. Nos carrioles ont été surchargées sans arrêt pendant une randonnée de bientôt neuf mille kilomètres.

Devant un pot de thé, dans l' auberge proche, nous prenons dignement congé de Faizabad la Jolie.Voilà Victor qui arrive en courant, tout excité, de la saucisse et du fromage à la main. La nourriture sent la benzine, le tonnelet suinte, dit-il. Le tonneau heureusement ne fait que « transpirer ».

Pendant quelques heures nous avançons bien. Si le chemin est trop raide ou cahoteux, le conducteur maintient le moteur le plus longtemps possible à une vitesse suffisamment haute. Quand la puissance diminue, les passagers sautent rapidement hors du véhicule, allégeant d' autant la voiture, et aident le moteur en poussant avec force. Les Afghans nomment cette façon de conduire qu' ils aiment beaucoup « Danda Panch » ( la cinquième vitesse !). En « cinquième vitesse » nous surmontons aussi de nombreux obstacles, entre lesquels il y a toujours des kilomètres de plaine permettant aux hommes et aux moteurs de se refroidir et de se remettre. Pourtant nous apercevons maintenant en bas dans la vallée une « route » qui commence à nous faire douter même de la « cinquième vitesse ». Une forte pente est coupée de fossés et de trous. Hanspeter désespéré pousse le moteur le plus vite possible, tandis qu' Alois et moi avons déjà quitté la voiture et aidons de toutes nos forces. Mais le moteur résonne de plus en plus faiblement et finit par s' arrêter. L' embrayage émet une odeur acre, cela sent l' huile et le caoutchouc brûlé. L' auto a donné son maximum, elle ne peut simplement plus aller plus loin. L' altimètre indique 2480 m; la route ressemble plutôt à une pente d' éboulis, et les ressorts surchargés menacent de refuser tout service.

La reconnaissance du col nous montre qu' après 300 mètres la route devient meilleure. Peut-être pour beaucoup de kilomètres! Nous ne voulons pas non plus renoncer à nos deux autos. Nous les déchargeons entièrement et poussons alors les deux voitures vides au haut des éboulis avec l' aide et la « cinquième vitesse » de quelques Tadjiks accourus. Peu avant la tombée de la nuit les véhicules sont sur le sommet du col. Tout le matériel y a aussi été apporté.

Les Tadjiks nous ont montré de quel bois ils se chauffent. Un seul homme prenait sur son dos même la caisse ou la cantine la plus lourde et nous n' en avons pas cru nos yeux, quand nous avons vu un jeune homme apporter seul et pieds nus notre plus lourde charge - le tonneau de 100 litres de benzine.

Nous bivouaquons sur le col même. Le fait que nous ayons pu malgré tout surmonter l' obstacle de ce mauvais col, et que nous atteindrons déjà demain le Wakhan tant désiré, nous met de très bonne humeur. A peine nous sommes-nous un peu reposés des fatigues de la journée que Hanspeter est la victime d' un sérieux incident il manie un peu maladroitement un réchaud à benzine dans la cuisine, et en un clin d' œil ses bras et ses jambes sont la proie des flammes. Il paraît bien mal et notre médecin a fort à faire.

Par-dessus le col de Sardab nous arrivons dans une région désolée de sable et d' éboulis. Un vent d' ouest tempétueux soulève le sable devant lui et le fait pénétrer dans tous les interstices de nos véhicules. Quelques trembles et quelques brine d' herbes rares se plient dans la tempête. On ne voit guère de végétation. Sur la droite de la vallée nous apercevons devant nous les géants de PHindou-Kouch, des six et sept mille faits de puissants bastions rocheux et de brillants glaciers suspendus. Nous le savons: nous sommes au Wakhan. Et comme nous le faisons aujourd'hui, le Vénitien Marco Polo doit avoir admiré il y a 700 ans les montagnes de l' Hindou!

Nous ne faisons que de courtes visites au Sardar Mohammed Janos, le gouverneur de Ishkashim et au commandant de la garnison du Wakhan, le colonel Amidullah Khan; puis une petite route praticable nous conduit au bord de l' Oxus au cœur du Wakhan.

La rivière forme ici la frontière entre l' Afghanistan et l' Union soviétique. Au-delà nous apercevons clairement les petites maisonnettes bleues et blanches d' un kolkhoze. Une patrouille frontière afghane passe en silence auprès de nous. Elle fait un contrôle le long de la frontière que la nature lui a donnée face à l' Union soviétique - avec des mitraillettes russes sur le dos!

Tard dans l' après nous atteignons les huttes de Langar, pour le moment le point final de notre voyage en auto. Du milieu des huttes de pierre se détache une silhouette maigre au grand nez busqué. C' est sans doute le chef des gens de Langar. Il nous souhaite la bienvenue. Avec intérêt il demande à Smaray d' où nous venons et ne sait évidemment rien de la Suisse. N' importe! nous nous étonnons même que ce Tadjik ait quelques notions des pays européens. Ce sont surtout les Allemands et les Anglais qui lui semblent être connus. Puis il parle aussi de pays comme la Hongrie et la Pologne. Smaray lui explique alors fort justement que nous, les « sahibs suisses », nous venons de quelque part entre « Polandi » et « Germani » Là, les Suisses vivent comme les gens du Wakhan dans les montagnes. L' homme veut savoir si les Suisses comme les « Germani » se sont battus contre les Anglais et combien sont morts à la guerre...

Le lendemain nous explorons la vallée de Langar et devons reconnaître à notre regret que les montagnes n' offrent aucune voie d' ascension favorable. Bien plus, le danger de chutes de séracs est si grand que nous devons encore voir de plus près deux autres vallées. Enfin nous nous décidons pour la vallée inférieure de l' Urgend, P«Urgend-e-Payan » comme l' appellent les indigènes. Il y a là un sept mille encore vierge, et des montagnes qui n' ont également pas encore été gravies, appelées « Koh-e-Urup » ( la montagne d' Urup ) et « Sirt-e-Urgend-e-Payan » ( le sommet neigeux de la vallée inférieure d' Urgend ) ou « Shah ».

Nous transférons notre camp de plaine de Langar au petit village d' Urgend et laissons là les deux autos à la garde d' un indigène. Après deux jours de marche avec une imposante colonne de porteurs, chevaux, ânes et yaks, nous établissons enfin notre camp de base à une altitude de 4550 m.

Notre objectif principal est et reste l' Urgend avec ses 7000 m. Pourtant nous voulons aussi prêter notre attention à deux autres sommets encore vierges: un 6000, le « Shah », et un 5000, le « Koh-e-Urup ».

Hanspeter souffre toujours de ses graves brûlures et pour le moment n' est pas sur les rangs des grimpeurs. Notre Afghan Smaray - un débutant en montagne - se montre encore trop mauvais grimpeur et reste plus ou moins rivé au camp de base, tandis que moi-même je souffre d' une fâcheuse grippe intestinale, typique pour un Européen non habitué à l' Asie, et qui retarde fortement mon acclimatation.

Une semaine après notre arrivée au camp de base, le 26 août 1963, Simon, Victor, Alois gravissent le « Shah » haut de 6550 m, et s' est ainsi que le drapeau Suisse flotte pour la première fois sur la deuxième chaîne de montagne de la terre!

Quelques jours plus tard je suis enfin de nouveau « sur le pont » et j' escalade en compagnie de Simon et d' Alois la « montagne d' Urup » 5650 m.

Il est maintenant temps de nous attaquer à notre but principal, l' Urgend, car nous sommes tous parfaitement acclimatés, et comme entre-temps les brûlures de Hanspeter se sont guéries, il peut de nouveau songer à l' escalade.

Un jour plus tôt que prévu, les porteurs nous rejoignent au camp de base. Bien que nous ne voulions que des hommes et pas d' animaux, ils amènent de nouveau un yak avec eux. Et ils s' en avec le quadrupède poilu sur le glacier! Et même pas sur un plateau uni, mais sur un glacier dénudé de l' Hindou, à la glace bleue et dure et aux pénitentes effilées.

Nous savions bien, comme nous l' avons dit à ces bonnes gens, qu' il ne fallait pas amener de bêtes de somme Naturellement il n' est pas question d' utiliser le pauvre animal pour transporter quelque chose sur ce glacier. Au contraire, six hommes sont nécessaires pour conduire le lourd bovidé en sécurité sur la glace! Quelle comédie jusqu' à ce qu' il ait gagné la moraine de l' autre côté du glacier. Mais alors les porteurs n' ont pas de repos qu' ils n' aient attaché sur leur compagnon poilu charge sur charge, jusqu' à ce que, enfin, nous y mettions le holà.

Après le glacier il y a deux heures de moraines et de ruisseaux. Puis nous arrivons à l' endroit du camp de base II à 4650 m d' altitude. C' est, comme déjà pour le premier camp de base, un ravissant coin de terre, encore 100 m plus haut. Nous nous trouvons sans aucun doute au pied du sept mille.

Nous retenons pour un jour encore auprès de nous six porteurs parmi les plus forts. Ils doivent nous aider à établir le camp I à une altitude de 5400 m. Même s' ils n' atteignent pas le sommet, ces hommes auront été pour nous une aide précieuse en portant les lourdes charges jusqu' au haut du glacier.

Un de ces porteurs se déclare propriétaire du yak. L' animal passe donc aussi cette dernière nuit à cette haute altitude avec son maître. C' est une bête patiente dont nous remarquons à peine la présence.

Pour que nos porteurs aient aussi un toit sur la tête pendant la nuit, nous montons pour eux une tente d' altitude. Nous leur préparons de la soupe et du thé chaud, et ils s' installent confortablement. Quand nous démontons la tente le lendemain matin, nous nous rendons compte que l' intérieur exhale une forte odeur d' étable à chèvres et à moutons, et qu' elle la gardera pendant un certain temps encore. Cela aussi est une partie du « folklore » asiatique. Une « expérience » qui garde tout son éclat dans notre mémoire.

Sur des éboulis et de petits cailloux roulants, l' itinéraire monte vers le glacier. Puis, des heures durant, nous avançons sur une pente légère. Midi approche et il fait déjà très chaud. Le glacier tourne en partie en un bourbier d' où nous retirons constamment des souliers pleins et glougloutant. Encore une expérience qui paraît amusante et mémorable après un certain temps, mais à laquelle on renoncerait volontiers sur le moment.

Aloïs et Simon ont déjà reconnu la route. Il y aurait deux possibilités, pensent-ils. Une longue marche monotone et désolée sur le glacier et une arête racée. Je constate que tous deux désirent prendre l' arête! Ils aimeraient jouer avec la montagne, faire une escalade de style, et ne pas seulement brasser la neige. Quant à moi, j' estime qu' il ne convient pas de raffiner longuement et de faire des acrobaties sur un 7000, quand il existe une route sûre et praticable. Comment pareil projet est-il possible?

La journée est particulièrement étouffante. La chaleur nous fait suer à grosses gouttes. Et malgré notre excellente acclimatation nous sommes relativement sans forces.

Sur le plateau glaciaire suivant, les deux possibilités d' itinéraire se présentent clairement à nous. A gauche le flanc de la montagne, à droite l' arête. Un coup d' oeil suffit - le flanc n' entre certainement pas en ligne de compte, même si l' arête était des plus délicates. Ce flanc est techniquement facile, mais d' effrayantes tours de glace le surplombent. Les séracs prêts à tomber doivent avoir 150 m de haut. Les « choux-fleurs » de glace ne sont pas seulement perpendiculaires mais surplombants; en outre ils sont posés sur des rochers raides. Ainsi la décision est-elle facile à prendre: nous choisissons la route de l' arête. Mes réflexions de la journée étaient fausses et je dois rendre justice à mes camarades.

C' est à nouveau le moment de se reposer. On pose le sac sur la glace et on s' assied dessus, puis on sort l' appareil de photos. Aha fait du bien d' étendre ses jambes de temps en temps! Simon marche quelques mètres devant moi et ne pense pas encore à se reposer. Alois et Hanspeter sont loin en avant. Victor filme à l' arrière de la caravane. Achmed Saïd, notre porteur, s' accroupit près de moi.

- Chubaste? lui demandé-je, ça va-t-il?

- Chob, chob ( bien, bienrépond-il.

Je dirige l' appareil de photos sur les étranges tours de glace que je désire photographier avant qu' elles ne s' écroulent. Je regarde avec soin et admiration ces formes puissantes et effrayantes.

Alors se passe quelque chose qui n' arrive qu' une fois dans une vie d' alpiniste. Tandis que j' exa ces tours de glace, voilà que la tour antérieure, grande comme trois pâtés de maisons, se détache de la masse glaciaire, se tasse et plonge vers l' abîme, mais dans notre direction.

Il n' y a encore aucun bruit, tout reste silencieux jusqu' au moment où la tour de glace se brise sur le rocher. Et ensuite? Encore vite une photo pour fixer cette scène unique! Ensuite c' est la fuite.

- Hop! Achmed, hop!

Nous nous trouvons au bord du plateau glaciaire, stupidement du même côté que la chute de séracs. Si nous gravissons en courant la pente latérale, de 20 m de large environ, rien de grave ne devrait nous arriver. Dans notre excitation nous oublions même d' abandonner nos sacs, et nous remontons la pente en courant, cherchant à sauver notre peau.

Pendant ce temps la tour de glace s' est transformée en un nuage gigantesque qui remplit la vallée entière. Il monte si haut qu' il cache le sommet de l' Urgend. Très lentement le nuage se rapproche, mais avec une sûreté mortelle, et sans pitié, telle une valse broyant tout sur son passage. Je montre à Achmed comment il doit baisser la tête sous son sac en direction de la vallée et j' arrache ma chemise de rechange de dessous le couvercle de mon sac pour me protéger le nez et la bouche de la poussière de glace mortelle.

Mais elle ne vient pas si loin. Car l' avalanche est déviée par quelque particularité de la surface glaciaire de l' autre côté de la vallée et nous laisse tranquilles. Encore quelques secondes, le bruit cesse - et le sommet de l' Urgend est de nouveau visible. Le glacier près de nous est tout blanc de poussière de glace. Blanc, je le suis vraisemblablement aussi, mais blanc de peur. Et il serait faux de prétendre que mes genoux n' ont pas tremblé. Cette avalanche nous donne une bonne leçon: ne vous engagez jamais sous de pareils séracs! Ils pourraient s' écrouler d' un moment à l' autre.

Achmed Said refuse de continuer. Cela n' est d' ailleurs plus nécessaire. Car Alois et Hanspeter redescendent vers nous. A cet endroit l' accès à l' arête est une pente de 60° et sur 100 mètres au moins lisse et dure. Un peu en contrebas il y a un chemin plus favorable, sur une paroi de glace courte et moins raide. Au pied de cette paroi nos porteurs peuvent s' en retourner. Ils ne la graviraient pas. C' est nous-mêmes qui ferons les transports.

Aujourd'hui c' est jour de paie en plein air, sur le glacier. En recevant 100 francs afghans pour le travail particulièrement difficile qu' il a fait aujourd'hui, Achmed oublie lui aussi la terreur de l' avalanche! Avec 100 francs afghans ( 9 francs suisses ) il peut acheter une jeune chèvre ou payer les trois quarts d' un mouton engraissé. Une fortune pour un modeste paysan des montagnes du Wakhan. De toute façon il doit donner 10% de son revenu - comme impôt ecclésiastique à l' Aga Khan, qui doit aussi vivre! Les Tadjiks du Wakhan appartiennent à la secte chute des Ismaéliens, et adorent leur Iman, qui est à leurs yeux infaillible et sans péché. Mais quand on leur demande s' ils sont des Ismaéliens, ils renient leur religion. Ils se prétendent sunnites, comme tous les autres musulmans d' Afghanistan. Ils usent de leur secte chute comme d' une coterie clandestine, Dieu sait pourquoi...

La paroi de glace est raide et dure. Dure comme du verre! Mais après une longueur de corde elle s' améliore ensuite des pénitentes, avec de bonnes marches - le salut pour nous qui traînons les charges. Tout en haut, l' escalade devient très amusante. Le ressaut est couronné d' une corniche légèrement surplombante faite de glace dure, qui ne se laisse tourner ni à gauche ni à droite. C' est plutôt déplaisant, après la chute de glace de ce matin; cependant le chemin est indiqué par un tunnel cylindrique percé par le soleil. Alpinisme souterrain! Solution élégante, mais il faut d' abord élargir le tunnel. Alois manie son piolet avec art et fait voler la glace. On ne passe pas avec le sac au dos: il faut d' abord pousser le sac, puis s' enfiler soi-même dans le trou. Cette sacrée glace a des arêtes tranchantes, au point que, rien qu' en l' effleurant, je m' ouvre la peau du front et me mets à saigner.

Sur l' arête nous trouvons toute une série de terrasses comme faites exprès pour des tentes. L' alti indique 5400 m, l' altitude idéal pour le camp I. Nous déposons nos lourdes charges et redescendons à la base pour faire un second portage le lendemain.

Tout le matériel prévu pour les camps d' altitude se trouve déjà sous la paroi de glace, au dépôt où l' ont amené nos porteurs. Jusque-là, nous montons donc sans charge et remarquablement vite. Mais plus haut l' escalade glaciaire est raide et nous portons des charges de coulies. Même avec les crampons nous devons prendre garde pour garder l' équilibre.

Arrivés à l' emplacement du camp, nous nous mettons au travail et installons un vrai château où nous pourrons nous reposer confortablement. Simon et Alois aplanissent la glace pour dresser la tente dans la position la plus tranquille possible. Hanspeter creuse pour chercher de l' eau et finit par trouver un peu du précieux liquide. A une telle altitude cela ne va pas de soi! Normalement il y a longtemps que nous devrions fondre de la neige et de la glace. J' aménage la cuisine dans une niche de rochers. Le travail m' est simplifié par une abondance de dalles remarquablement régulières. Au bout d' une heure nous sommes installés. Non seulement la tente est plantée bien droite, mais sur la glace se déroulent de superbes chemins dallés tels qu' on n' en voit pas de plus beaux dans les parcs de nos villes. Ce camp I de l' Urgend est le plus magnifique que j' aie jamais vu en haute altitude: il est perché sur un gendarme aérien, et pourtant abrité du vent par un gros rocher qui protège la tente.

Nous passons une nuit tranquille et pouvons le lendemain reprendre notre chemin bien reposés. Nous voulons essayer d' atteindre le sommet de notre sept mille en établissant un seul autre camp. Cela signifie que, lourdement charges d' une tente et de tout le matériel, nous devons aujourd'hui monter d' au moins mille mètres.

Crampons aux pieds, nous quittons notre camp I si confortable et prenons l' arête. Nous n' avons encore aucune idée de ce que nous réservent les gendarmes suivants. Pourrons-nous y varapper sans corde, ou allons-nous rencontrer de grosses difficultés? L' arête mesure encore environ 300 m, puis se rattache par une rampe de glace au flanc nord-ouest de l' Urgend.

Un feston de glace dure nous mène sur la deuxième tour. Nous en descendons l' autre côté par des rochers assez difficiles et attaquons la troisième. Les deux versants plongent de plusieurs centaines de mètres. Nous n' avons plus à nous plaindre: la varappe aérienne ne manque pas plus que les coups d' œil saisissants dans les crevasses.

Le rocher n' est pas facile et nous devons &ter les crampons pour varapper avec sécurité. Nous fixons une cordelette de nylon pour assurer la descente de l' autre côté de la tour et faciliter le retour. Ensuite se présente encore une série de petits gendarmes et de brèches. Les montées et descentes constantes sont pénibles. Pourtant nous atteignons le pied de la rampe de glace en deux heures à partir du camp.

Les pointes des crampons mordent dans une glace dure comme du verre. Nous nous apercevons que l' automne approche. Il n' y a plus de névé qu' aux endroits les moins raides. Partout ailleurs brille une glace cassante et dure, miroitante de vert et de bleu au soleil. Nos gros sacs nous tirent aux épaules de tout leur poids et gênent l' ascension. Nous montons à petits pas. Sans aucun ordre, comme un groupe de promeneurs. Nous pouvons renoncer à la sécurité de la corde, car nous nous trouvons à un niveau de difficulté on chacun se sent absolument sûr de ses mouvements, et il n' y a pour ainsi dire aucune crevasse. Nous grimpons ainsi pendant des heures sur la glace raide, en prenant soin de marcher plus lentement que le terrain le demande: nous voulons nous ménager pour le lendemain.

Vers midi la partie la plus abrupte de notre arête est dépassée, et nous pouvons nous reposer sur des névés moins inclinés. En revanche, nous devons désormais faire la trace dans la neige mouillée et faire attention à quelques crevasses.

Nous ressentons les effets de la raréfaction de l' air. Nous n' avançons que très lentement, et les arrêts se font de plus en plus nombreux. Nous nous arrêtons tous les cinq pas pour reprendre souffle, et chaque quart d' heure de montée est suivi de cinq minutes de pose où nous nous asseyons sur nos sacs pour récupérer.

Le névé devient de plus en plus raide, puis mène à une nervure rocheuse peu prononcée. Le passage à la varappe apporte un changement agréable après des heures de glace et de neige. Mais le vent qui souffle là est moins agréable; il nous glisse de la neige dans le cou, les manches, les lunettes et jusque sous les vestes-duvet. Nous n' apprécions pas non plus les rétablissements qu' il faut faire ici et là et qui nous laissent presque sans souffle.

Tard dans l' après, nous atteignons la pente glaciaire qui conduit au sommet La nervure s' arrête là en formant une terrasse pas bien plate, mais suffisante pour un bivouac. Nous estimons l' altitude à 6400 m. Une mésaventure nous a fait perdre l' altimètre capable de mesurer jusqu' à 8000 m, et au-dessus de 5500 m nous en sommes réduits aux rares points cotés et des estimations.

A l' aide des piolets nous dégageons de la glace une vire de gravier inclinée, et dressons notre petite tente de bivouac sur sa surface fuyante. Nous amarrons soigneusement notre maisonnette de toile avec des cordes à des protubérances de glace et de rocher pour que même le plus violent coup de vent ne puisse l' arracher. Nous cuisons de la soupe, mangeons de la viande et des bananes séchées, et buvons une rasade de thé. A cette altitude c' est avec peine qu' on fait fondre la neige, et nous devons être économes d' eau: nous n' avons pas pu apporter des quantités illimitées de tablettes de méta et de bonbonnes de gaz de camping. Vers le coucher du soleil le vent tombe et nous pouvons jouir devant la tente d' une soirée superbe. L' immense chute de séracs qui nous fait face se teinte d' abord en rouge, puis en jaune et orange, et, quand le soleil disparaît, de nouveau en blanc avec des touches cendrées et bleuâtres. Nous restons dehors aussi longtemps que possible malgré le froid. Personne n' est pressé de rentrer! Dormir à quatre dans une tente qui est déjà mesurée juste pour deux hommes, c' est jouer une partie serrée. A la fin nous avons pourtant trop froid et nous devons nous retirer dans notre petit logement. Nous rampons tour à tour dans nos sacs de couchage. La tente est déjà pleine quand Hanspeter et Alois y sont installés, mais Simon et moi devons encore trouver une place à l' intérieur.

Nous passons la nuit serrés comme des sardines. Nous savions bien qu' il aurait fallu une seconde tente, mais mieux valait deux nuits sans sommeil et sans pouvoir se retourner plutôt que d' apporter une deuxième tente et son matériel. Du moins pouvons-nous ainsi éviter le froid, allonger les jambes et rester secs: les conditions majeures pour passer la nuit en haute montagne.

Le matin le froid devient terrible, même dans la tente, surtout pour ceux qui sont étendus sur les côtés. Alois a besoin de mouvement et vers six heures déjà il se met cuisiner en grelottant. Il lui faut longtemps pour mettre les brûleurs en marche. La température a dû tomber plus bas que — 30° et la perte de chaleur est telle qu' il nous faut attendre huit heures avant d' avoir quelque chose de tiède dans la casserole! Nous transportons le récipient avec amour pour préparer le cacao. Un faux mouvement et le liquide gagné à grand-peine se verse jusqu' à la dernière goutte dans la tente! Ce ne sont pas nos gorges sèches qui sont arrosées, mais les matelas de caoutchouc mousse, ma veste-duvet et mon bonnet de nuit!

Nous nous bousculons hors de la tente et jurons notre saoul sur le déjeuner perdu et sur l' intérieur trempé de la tente. Heureusement le soleil arrive et le froid perd son acuité. A l' abri de la tente Simon recommence à « popoter ». Il tient le réchaud et la casserole avec soin sur ses genoux. Cette fois cela va plus vite; et après un excellent café chaud nous partons à neuf heures pour le sommet.

Jusqu' à une cinquantaine de mètres du point culminant la grimpée semble ne pas présenter le moindre problème technique. Nous avons à tracer notre chemin sur une pente moyennement raide, coupée de quelques crevasses bien couvertes. Nous comptons marcher autant que possible sans corde, car nous nous épargnerons ainsi de la fatigue et gagnerons du temps.

Le jeu d' hier recommence. Nous grimpons le névé doucement, pas à pas. Heureusement les sacs sont pratiquement vides, ce dont personne ne se plaint. Pourtant nous nous arrêtons tous les deux ou trois mètres pour reprendre souffle. Seul Alois ne s' arrête pas. C' est son grand jour! Les sept mille mètres du sommet le fascinent au point qu' il en oublie simplement la fatigue et la raréfaction de l' air. Comme s' il avait des bouteilles d' oxygène, il prend une telle avance qu' il n' est bientôt plus qu' un point qui se hâte vers le sommet.

Nous nous tenons un peu en contrebas de l' arête, où se trouvent quelques blocs qui permettent une halte agréable. Les pierres sont un peu réchauffées par le soleil et nous apprécions un moment d' arrêt tout en suçant un morceau de glucose de plus que d' habitude.

Soudain j' aperçois sur le rocher de petits cristaux carrés qui brillent comme de l' or au soleil. Ça ne peut être que de l' or! Nous détachons quelques cailloux au piolet et les regardons à la loupe. Nous sommes tous persuadés d' avoir découvert le plus haut gisement d' or de la terre. Les plaquettes métalliques, sont rectangulaires et se détachent nettement du. rocher. Nous en prenons quelques échantillons dans nos poches pour les faire examiner à Kaboul. Nous apprendrons que c' est de la pyrite, rien que de la poussière de soufre!

A mesure que nous montons la vue devient plus grandiose. Nous sommes déjà bien plus haut que le « Shah » et ses 6550 m. Une crevasse coupe notre chemin.

- Elle est bien pontée, dit Simon en s' engageant sur les traces d' Aloïs.

Mais, arrivé au milieu, il trouve le pont un peu moins sympathique; et je lui lance un bout de corde. Assuré, il finit la traversée. Je le suis un peu en contrebas. Au milieu de la crevasse je m' aper qu' il s' agit d' un très vilain pont. Une de mes jambes a déjà passé à travers et un gouffre noir s' ouvre par-dessous.

- Assure bien, dis-je à Simon, après quoi je me mets à quatre pattes et je traverse en rampant. Le poids est ainsi mieux réparti, mais j' arrive complètement essoufflé et je dois me reposer un long moment sur le bord. Entre-temps Hanspeter tourne la crevasse par un grand crochet à gauche. Le détour vaut la peine. A 7000 m d' altitude ou presque, une chute dans une crevasse poserait de très gros problèmes même avec un bon assurage.

Le ressaut du sommet approche lentement. Il est fait d' un excellent névé. Où nous marchions, les campons mordent dans une neige ferme, tracée par le vent, même là où la pente est presque verticale. L' avance est réjouissante après le brassage monotone. Simon marche devant, Hanspeter et moi le suivons pas à pas. Après la traversée de la crevasse, nous avons de nouveau rangé la corde dans le sac pour nous mouvoir sans être gênés.

Soudain Simon s' arrête. Un demi-mètre au-dessus de lui c' est le point le plus haut, le sommet, à 7038 m d' altitude. Simon ne veut pas s' attribuer seul l' honneur d' avoir atteint le sommet, et il nous attend. Nous foulons ensemble la cime fière de notre sept mille, et notre joie est immense. Les petits sept cents mètres parcourus du camp II nous ont coûté plus de cinq heures d' efforts. Nous descendons de quelques mètres dans le flanc sud et faisons une longue halte sur une vire rocheuse confortable à l' abri du vent. Nous sommes exactement à la frontière afghano-pakistanaise.

Un glacier géant descend vers le Chitral, et au sud-est - en direction du Karakorum-Himalaya s' étirent des chaînes et des chaînes de hautes montagnes. La plupart sont vierges et anonymes. Plus loin encore, derrière d' immenses nuages de mousson, nous devinons le Nanga Parbat et ses huit mille mètres. Au nord aussi la vue est dégagée et erre sans obstacle des montagnes du Sinkiang au Pamir, à la chaîne du Wahhanski, au pays montagneux du Badakhshan nord et aux autres sommets de l' Hindou. Un océan de rochers et de glace!

( Traduit de V allemand par Catherine Vittoz )

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