Premières ascensions hivernales du Requin et de l'Aiguille du Plan
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Premières ascensions hivernales du Requin et de l'Aiguille du Plan

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( Avril 1926. ) Nous avions déjà, durant l' hiver, brisé pas mal de skis et ressemelé bien des coups de soleil. Bon entraînement sauf pour l' un de nous: le malheureux se déboîte un genou.

Ainsi tous les copains moins un, la peau bien tannée, nous nous retrouvons le 4 avril au soir à l' auberge des Tines.

Nous sommes cinq qui travaillons avec acharnement pendant une partie de la nuit aux préparatifs de notre expédition; tandis que les uns, qui descendent de l' Aiguille d' Argentières, rapiècent à grandes aiguillées leurs culottes ou radoubent des gants, voire même remettent des poils aux peaux de phoque, d' autres, quittant le confort de la civilisation et craignant les désagréments de privations de toutes sortes, alignent et comptent des cubes maggi, des grains de riz et des pots de confiture.

Le lendemain matin à 10 heures, nous sommes prêts. Un soleil printanier et éblouissant égaye les sombres forêts de sapins et promet une chaude journée. Armand Charlet nous a rejoints avec deux porteurs et, lourds, silencieux, nous nous ébranlons, en route vers le refuge du Requin.

Tout le long du chemin et durant la journée entière nous croisons des fanatiques qui descendent. Les uns bien équipés font preuve d' une certaine maîtrise, d' autres ne se traînent qu' avec peine sur leurs planches trop neuves. Ne nous étonnons donc pas du nombre d' accidents à pareille saison; cela s' explique par la quantité toujours croissante d' inexpérimentés et de mauvais skieurs.

D' énormes nuages blancs passent continuellement entre les aiguilles comme des masses de cheveux sur un peigne acéré. La lumière intense du soleil, réfléchie mille fois par la neige éclatante, diffusée par les nuages éblouissants nous accable. La chaleur et les charges qui nous scient les épaules nous font apprécier comme une délivrance un plantureux repas sur une table de granit bien plate et dégarnie de neige.

A 15 heures, nous atteignons le refuge. Malgré les culottages antérieurs, le visage brûlé nous fait horriblement souffrir, mais la beauté du cirque gigantesque qui nous environne ne nous laisse pas le temps de nous occuper de nos petites misères. Par instants une aiguille perce les nuées mobiles. Cette apparition détruit aussitôt notre faible conception car il est impossible d' imaginer des formes aussi fantastiques et des pointes aussi fines.

Les porteurs sont redescendus; nous restons avec notre aimable guide et nous nous occupons d' organiser confortablement notre appartement. La construction du refuge n' est pas terminée, le plancher n' existe pas encore. On ne rencontre qu' un désordre repoussant, des amas de planches, des débris de poutres, des copeaux, toutes sortes d' outils, des clous, un petit fourneau dans un coin, et, comme couchettes, les paillasses des ouvriers, avec des couvertures en loques.

Raynald Martin a oependant arrangé la batterie de cuisine et chauffe du thé. Ponti, le fasciste, partisan de l' ordre, aligne des boîtes de conserves et des pains sur des planches, tandis qu' Hubert Martin, qui ne fait jamais grand' chose tout en étant toujours fort affairé, sèche ses pantalons en sifflant à tue-tête, ou bien nous gratifie d' improvisations d' ocarina, dont nous goûtons les modulations imprévues.

Quand à Jimmy Belaieff, c' est avec acharnement qu' il coud et recoud. Ses vêtements ont pris tout à fait la couleur des rochers; on croit même y voir de la neige: serait-ce du linge qui passe par les trous? Armand Charlet, lui, a été chercher de l' eau, il a étendu les cordes au soleil, puis il s' est découvert deux faiblesses: l' une pour le coco au citron, l' autre pour le coco à l' anis, et avec l' aide d' Hubert Martin il en prépare à merveille. Quant à moi, je suis ravi d' être en si charmante compagnie dans un lieu si perdu et si beau.

Le lendemain 6 avril, nous sommes enfin prêts vers 7 heures. A quelques membres du Club alpin académique français qui nous demandent où nous allons, nous répondons avec emphase que nous montons là au-dessus. Et en effet, nous sommes montés là au-dessus, à la Dent du Requin. Nous laissons les skis; la neige porte. Plus haut, en remontant le glacier d' Envers du Plan, la neige croûtée casse et c' est très fatigant.

Entre tous, nous pouvons disposer d' une bonne longueur de corde, car, pour répartir les charges, nous nous sommes munis d' une kirielle de tronçons de 12 mètres que nous ajoutons au besoin.

Le temps nous favorise: pas un souffle de vent et un soleil radieux et chaud qui rayonne sur la neige tombée cette nuit.

De temps en temps, nous arrivons sur le bord d' un immense pot à demi recouvert; alors prudemment nous tournons l' obstacle. Ou bien, c' est l' un de nous qui, soudain, enfonce jusqu' à la ceinture à la grande joie de toute la bande.

Le glacier est très raide et, vers le haut, les crevasses s' enchevêtrent à tel point que nous commençons à perdre notre belle assurance de jeunes. Mais, heureusement, le bonhomme hiver qui règne encore à cette altitude a bien arrangé les choses et a établi des ponts très commodes.

Bientôt nous sommes sous le col du Requin. Nous passons la rimaie béante pour nous élever ensuite dans un couloir abrupt; la neige poudreuse qui recouvre la glace rend la progression difficile et dangereuse.

Dès le refuge, nous avions chaussé les crampons que nous ne quitterons plus de la journée. Ici ils sont particulièrement utiles.

Nous formons deux caravanes. La première est conduite par Charlet et va plus vite. La marche vers l' épaule est des plus ardues, et nous préférons parfois escalader des parois verticales plutôt que d' avancer difficultueusement dans la neige inconsistante.

Nous atteignons enfin l' épaule en escaladant une cheminée glacée éreintante. Charlet a la bonne idée d' y laisser pendre une corde à laquelle nous nous hissons.

Et à l' épaule, quel cauchemar! Pas un rocher dégarni de sa calotte de neige, impossible de s' asseoir, impossible même de reposer la vue et les nerfs excités par ces effrayants à pics.

La jouissance est un peu trop extraordinaire pour être pleinement appréciée et bien que tout soit en notre faveur, temps splendide, pas de vent, et toute la journée devant nous, ces aiguilles, dont beaucoup ne sont en été qu' un jeu, nous paraissent vraiment terribles en hiver.

Nous finissons par nous entasser les six au pied de la cheminée Fontaine et nous nous restaurons copieusement. Je me souviens bien d' un seau de miel et d' une immense boîte d' ananas.

En repartant, nous nettoyons méthodiquement le fond du pot de miel en nous en mettant bien consciencieusement plein les mains dans l' espoir de tenir un peu mieux au rocher ( très efficace !).

Le reste de l' ascension nous procura tous les plaisirs de la vraie escalade. Les parois sèches et chauffées nous communiquaient leur bonne chaleur. Pendant quelques heures la Dent du Requin retentit de tous les bruits que peut produire une bande comme la nôtre: ce sont des grincements de clous et de crampons, des rires, presque des pleurs, des gémissements, des alter-cations, des chants, des sifflements, des moqueries, des râles, des bruits de chute de pierres, des coups de piolets, des éclats de glace...

Un mélange inouï et qui contraste avec le mortel silence hivernal; la vie est d' autant plus intense que les contrastes sont plus grands; cette réflexion est peut-être vraie, mais je croirais plutôt que le caractère infernal de l' hiver, cette mort brutale qui règne tyrannique, nous pousse à la réaction; et c' est pourquoi nous saisissons les moindres occasions pour plaisanter et rire aux éclats.

Nous passons les colonnes, puis une seconde cheminée, une sorte de boîte aux lettres, encore une fissure, puis ce sont des traversées dans de la neige poudreuse et glacée dans laquelle nous enfonçons les bras. Là le miel ne sert à rien.

Notre cordée arrive au sommet, une heure au moins après celle de Charlet; il faut dire que ce guide est non seulement un grimpeur à côté duquel nous sommes de tout petits enfants, mais qu' il a reçu du ciel un don miraculeux d' exciter ses propres clients et de faire grimper avec adresse et rapidité, même les plus maladroits! Le sommet, espace restreint, est le seul endroit plat et dégarni de neige que nous rencontrons de la journée et nous sommes heureux de jouir de quelques instants de repos, hélas! bien courts, car le tyran, notre guide, ne veut décidément rien entendre de nos plaintes; nous ne faisons que lui répéter dès le début de la journée que nous sommes complètement « groggy ». « Quelle bande de péniblesl » aura-t-il pensé.

Un coup d' œil rapide, une impression tragique et les pauvres clients énervés et inquiets dégringolent les uns après les autres les deux rappels de la cheminée Fontaine. Et c' est conscieusement que nous raclons les parois de la cheminée avec les crampons; bruit curieux, chers souvenirs! Le cou plein de neige poudreuse, cadeau généreux des camarades qui vous suivent, nous remontons à l' épaule et gagnons rapidement le glacier.

Les pentes si difficiles du matin sont maintenant aisées car nous enfonçons jusqu' à la poitrine dans la neige fondante.

Nous sommes vite au refuge et, encore enthousiastes de notre grimpée, nous nous contons nos aventures.

Le jour suivant quatre d' entre nous montent au col du Géant tandis qu' avec Charlet je vais à l' Aiguille du Plan.

Cette course me fait penser à une promenade qu' un père ferait avec un enfant de quatre ans. Le gosse, c' est moi. Toujours à cinquante mètres derrière, suant, soufflant, exténué, des larmes pleins les yeux, je m' efforce de ne pas faire trop mauvaise figure. Nous passons au-dessus du gros Rognon, louvoyons dans les séracs, plantons nos skis en plein milieu de la rimaie; nous ne nous arrêtons qu' un instant pour mettre la corde: « pour la forme » me dit Charlet. Je suis vraiment flatté, je prends cela pour un compliment et me crois déjà un grand alpiniste. Mais que d' illusions! Ala descente Charlet ne fait que m' attendre, il s' arrête aux bas des séracs trop raides pour me rattraper au besoin par le fond de ma culotte si je perds l' équilibre.

Néanmoins, 4 h. 1/2 après notre départ du refuge nous y voilà de nouveau et nous n' en croyons pas nos montres. Au retour de l' autre caravane nous constatons que nos montres ne nous trompaient pas.

Le soir arrive une caravane sympathique: André Farini et André Cachât qui accompagnent Mademoiselle Hélène, vaillante alpiniste et charmante skieuse.

En un rien de temps, de sauvages que nous étions ( nous avons remis nos pantalons, etc. ), nous sommes métamorphosés en touristes presque présentables; Hubert Martin a même retrouvé sa cravate on ne sait comment. Le ciel se couvre; mais au matin les nuages s' entr et nous montrent qu' au le temps est splendide. C' est d' ailleurs toujours le cas, mais on ne peut pas toujours monter assez haut. Ce jour-là une mer de brouillard à 3000 m. d' altitude donne au paysage un aspect étrange et grandiose. Il est certainement rare de pouvoir jouir d' un spectacle pareil.

Nous montons à l' Aiguille du Midi. Sur le glacier la neige est excellente et brille au soleil; plus haut dans les rochers elle est très désagréable. Mais avec Armand Charlet qui balaye les prises tout se passe fort bien. La descente à ski est splendide; à une allure folle, comme en une chevauchée aérienne, nous volons, ivres d' émotion et de bonheur, éperdus, à travers les crevasses et les séracs.

Mais le temps se gâte sous le brouillard et le jour suivant nous battons en retraite devant la tourmente à travers les nuages, la neige, la grêle, l' orage, les avalanches et les dédales de crevasses.

Sains et saufs et remplis d' admiration et de reconnaissance pour notre cher et grand ami Armand Charlet, nous nous quittons. Dans la plaine le soleil reparaît, les oiseaux chantent, la nature s' éveille: le printemps; quel contraste! Oh, que la vie est belleAndré Roch

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