Si c'étaient des castors

Je crois aimer la montagne; je connais comme une faim le besoin de sentir l' odeur de la résine, d' éprouver l' élasticité des pâturages, de gratter du doigt les lichens noirs et rugueux du granit. Mais je ne pense pas que ceux qui la percent et qui barrent la route à ses eaux sauvages la profanent... Et il m' importe peu que des intérêts d' argent, sordides, soient mêlés à cette lutte ou l' inspirent. Les grands voiliers et les marins du 19e siècle servaient aussi les intérêts des marchands de la cité; ils ne profanaient pas l' océan. L' activité des hommes n' est jamais un métal pur de tout alliage; je l' aime telle qu' elle est...

Parce qu' on égratigne les Alpes, ne criez donc pas qu' on les égorge. Elles sont grandes, elles restent secrètes, elles sont beaucoup plus patientes que nous, et plus durables. Elles ont le temps de panser ces pauvres plaies. Et puis, prenez garde! Ces barrages, on les trouvera beaux quand des artistes se seront chargés de montrer qu' ils le sont. Le Pont du Gard ou l' Aqueduc de Lisbonne, si on les construisait aujourd'hui, désoleraient les défenseurs de la nature. Qu' ils se consolent, elle se défend sans eux, elle a pour elle le temps qui nous manque. Des travaux qui ont demandé tant d' audace, tant d' intelligence, qui ont coûté tant de fatigue et tant de sang, ne profanent pas plus la nature que les châteaux de sable des enfants ne profanent les plages de la mer.

L' âme obscure des mineurs est plus proche peut-être qu' on ne le croit de celle des grimpeurs modernes. Car l' alpinisme moderne lui aussi est souvent accuse de profanation. Pourquoi? parce qu' il a tombe son vrai visage. Parce que sincèrement, cyniquement, il s' avoue compétition, lutte, provocation. Il accuse l' esprit scientifique et le désir contemplatif d' avoir trop longtemps fait illusion sur les véritables mobiles de ceux que hantait l' altitude. Qu' on le veuille ou non, les alpinistes se recrutent aujourd'hui surtout parmi ceux qui ne peuvent comprendre le monde qu' en le provoquant.

André Guex, Alpe - Neige - Roc, n° 3