Solitude himalayenne
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Solitude himalayenne

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Avec croquis et 3 illustrations ( 170-172Par Pierre Vittoz

- C' est parce qu' il y en a tant d' autres.

- Non, il y en a peu de si belles.

- Alors pourquoi ne l' as remarquée qu' aujourd? Voilà trois ans que tu visites ce village.

- Le village est étendu et entouré de contreforts rocheux. C' est seulement d' un endroit qu' on peut voir se détacher la pyramide blanche.

- Quelle hauteur?

- Aucune idée. Je n' ai pas vu les pentes inférieures. Regardons la carte.

Notre carte est une carpe, muette. Celle du voisin, toute neuve, ne donne aucun nom ni aucune cote pour ce chaînon d' une vingtaine de kilomètres. Les courbes de niveau sont arrondies et trop régulières: autant dire que le topographe n' y est pas allé, et qu' il les a dessinées au jugé. Pourtant nous les comptons et les recomptons: entre 6200 et 6400 mètres. Bigre, ça devient sérieux!

La carte m' a au moins donné la distance de ce sommet mystérieux. Je peux utiliser mon « théodolite » à la Walt Disney: un grand arc de cercle tracé sur un carton, avec un fil à plomb attaché au centre; on vise le sommet d' un œil avec les coins du carton, et de l' autre on lit dans un miroir la graduation du cercle indiquée par le fil! Un instrument de haute précision!... Mis en position sur un rocher, l' engin indique des angles qui, traités selon les meilleurs principes de la triangulation, donnent au sommet entre 6038 et 6193 mètres! C' est tout ce qu' il me faut comme indication. N' étant pas géographe je ne vois aucune différence entre 6000 et 6300 mètres. Mais il y en a une très grande entre 5990 et 6000...

Retenue à la maison par notre petite famille, ma femme s' intéresse autant que moi à cet imposant sommet. Depuis quatre ans que nous vivons au Ladak entre les chaînes secondaires qui forment comme les Préalpes de l' Himalaya d' un côté et du Karakoram de l' autre, nous avons déjà étudié plusieurs sommets, proches ou lointains. Mais aucun ne nous a procuré une pareille surprise: une pyramide solidement charpentée, au-dessus de 6000 mètres, jamais signalée, et à moins de 40 kilomètres de notre station missionnaire.

- Comment approcher ce Kangri?

- Par la plaine de l' Indus jusqu' au village de Mashro, puis par le vallon qui semble avoir son origine près de la montagne.

-Ensuite?

- Ensuite... on verra. Probablement une reconnaissance pour repérer le bon sommet dans un fouillis de voisins et de promontoires, peut-être une autre avant de choisir un itinéraire.

- Donc une semaine en tout.

- A peu près. Peut-être.

C' est demain le départ. J' ai enfin trouvé un porteur. Ils commencent à se méfier de ce sahib un peu fêlé qui les mène au bord des glaciers et s' amuse à grimper les moraines. Celui-ci est encore naïf et m' a promis de me conduire sur tous les Kangri que je voudrais. Il a l' avantage d' avoir vécu comme berger dans les pâturages juste au pied du massif.

- Et comment s' appelle, ce massif?

- Le Mashro Kangri.

-Et quels sont les sommets principaux? Ont-ils des noms?

- Oui, les Mashro Kangri.

Voilà qui ne nous avance guère. Une fois de plus les naturels ne voient pas leurs montagnes. Comme disait Whymper: les vaches n' y vont pas, donc ça n' existe pas. A défaut des sommets, mon berger au moins connaît chaque hutte et il me fournira du petit lait à satiété. Quant à utiliser ses talents plus haut que les alpages, inutile de l' espérer. Ces gens ont une sainte frousse de tout ce qui ressemble à de la neige.

Soudain me prend une panique: Ainsi, vieux fou, tu vas essayer une grande course en solitaire? Sans la moindre connaissance de ce qui t' attend? Sans un homme dans tout le pays pour te dépanner en cas d' accrocJ d' imaginer les difficultés de la montagne. Pas moyen: je n' ai aucune description, aucune photo qui permette d' échafauder un itinéraire. J' admire une fois de plus ma veste en duvet, mes superbes chaussures. Mais à quoi me serviront-elles si je me fourvoie dans ce maquis? Je me répète que je suis un vieil habitué de la neige et du rocher. Mais une crevasse, un glissement de neige...? Je ne crois guère au risque de cheville foulée et de genou déboîté. Pourtant l' épuisement est possible à 6000 mètres, et la bourrasque encore plus.

Dans quelle aventure insensée vais-je me fourrer? Je ne peux pas faire cela vis-à-vis de ma famille, ni de mon travail. Vais-je chercher une excuse et renvoyer mon berger à ses moutons? Si seulement il venait me dire qu' il ne peut pas partir demain!

Hésitation, découragement, réaction; peur. Comme ce serait plus simple et mieux d' employer cette semaine de vacances à lire dans un fauteuil, à étudier un problème d' es - fût-il himalayen et dangereux...

De toute la journée mon porteur est resté invisible et je n' ai pas pu le décommander.

Depuis que j' ai bouclé mon sac cela va mieux et je suis décidé à aller voir cette montagne de près. Première surprise: mon porteur, Bashing Ts' ering, arrive à l' heure dite, au petit jour. Seconde surprise: il amène un cheval, et pour le même prix encore.Voilà qui va nous débarrasser de nos fardeaux et nous permettre de marcher plus vite sur la plaine.

Le départ à la fraîcheur, la descente douce jusqu' à l' Indus sont charmants. Qu' il fait bon partir en course! Ces départs matinaux si décriés, si honnis, sont parmi les meilleurs moments des escalades. Sur les moraines de nos Alpes autant que dans les sables de derrière l' Himalaya l' air neuf, la lumière qui éclôt, le jour qui laisse deviner ses intentions, tout concourt à une harmonie à laquelle s' accordent le muscle qui s' assouplit et l' esprit qui s' éveille.

Mais à mesure que le soleil s' élève l' air sec se dessèche encore; les rayons qui frappent la peau deviennent intolérables; comme la neige au printemps, le sable réverbère l' éclat brûlant du soleil. Ah, désert à 3500 mètres, où l' air est raréfié mais le soleil d' autant plus violent, où ne pousse pas un chardon, pas un cactus, seulement des dalles de granit aux mille cristaux... Dessèchement. Miroitement de l' horizon surchauffé. Suffocation. Tour-noiement de poussière, de couleurs, de pensée affolée. Enfer ocre.

A travers la plaine nous avons visé l' arbre. Haut et malingre, ses quelques feuilles nous rafraîchissaient l' œil bien avant le corps. Maintenant que Bashing s' y appuie et que le poney aspire l' ombre à pleins naseaux, je relève la tête et aperçois par-dessus les collines abaissées une courtine de glace et une petite pyramide. Un fragment des Mashro Kangri. L' ardeur me revient, et l' envie d' agripper mon piolet. Bashing n' est pas ému. Le seul sommet qui l' intéresse est celui qu' on voit plus à gauche, le Mirutsé, le plus haut sommet du monde et celui où habite le dieu de sa famille. Quant à mon équipement, il est en train pour la centième fois de retourner entre ses doigts mes bâtons de ski dont il ne comprendra jamais l' usage.

Une demi-heure plus tard nous sommes au village de Mashro, dans la cuisine de Bashing. Une petite cuisine balayée jusque dans les coins, avec une douzaine de pots, de marmites, de bols en laiton alignés sur une planche. Au-dessus du foyer est percé un trou dans le toit, et une colonne de soleil en tombe sur la terre battue où elle dessine un cercle jaune dans la demi-obscurité. Un vieux lama, chapeau pointu, nez vigoureux, barbiche et rosaire, entre sous le premier prétexte venu et se met en devoir d' exploiter la distraction qu' est un sahib. Tout est passé en revue, depuis le nom de mon fils jusqu' à la façon dont on fait la bière en Suisse.

- Et les petites tentes que vous avez sur les yeux, elles ne sont pas pour vous protéger du soleil?

- Non, puisque je les porte aussi à l' ombre. Elles ne sont pas en poil de yak mais en cristal, pour mieux voir de loin.

- Ah, comme une longue-vue? Et pourquoi voulez-vous grimper sur les Kangri? Ça y est. L' éternelle question est posée, et la réponse est aussi difficile à donner ici que dans les colonnes d' une revue alpine. Je me dérobe en disant que je vais prendre des photos, et démontre les merveilles de mon appareil.

Dans l' après nous troquons le cheval contre deux ânes qui vont aux pâturages chercher de la bouse sèche, et remontons le torrent des glaciers. Le vallon est couvert d' al. Quand le torrent large d' une dizaine de mètres vient buter contre un bord, les ânes le guéent en suivant une sente entre les blocs. Plutôt que de me déchausser je longe les pentes rocheuses qui m' offrent un semblant de varappe. La chaleur du jour sur les glaciers crée une forte crue vers le soir et nous restons bloqués devant un gué trop profond. Une pelouse est là tout exprès pour nous servir de table, puis de lit.

Au petit matin l' eau a baissé et les ânes guéent sans encombre. Au lieu de retirer ses ruines de souliers Bashing décroche la fronde qui lui pend à la ceinture. La corde tournoie, claque plus fort qu' un fouet, la pierre vrombit, et les ânes qui ont compris avant moi se laissent guider à distance. Ils suivent la sente sur l' autre berge tandis que nous continuons en deçà de la rivière. Cinq minutes plus haut nous trouvons ce que Bashing appelle un pont: un sorbier tordu tombé par-dessus l' eau; nous nous faufilons entre ses branches avec des précautions de Sioux.

SOLITUDE HIMALAYENNE Le vallon est devenu une gorge. Les collines sablonneuses qui bordent l' Indus ont fait place au calcaire nu. Le cataclysme qui a forme l' Himalaya a fait basculer les strates et les a fichées verticalement dans la montagne. Ou plutôt il n' y a plus de montagne mais une forêt de pierre, une plantation insensée d' obélisques et de dolmens, un jaillissement de palmes fossiles. On dirait l' atelier d' un charpentier géant qui aurait dressé ses planches partout. Et si encore toutes étaient droites! A certaines les bords sont arqués, d' autres sont gauchies comme par un soleil trop violent. La plus fine de toutes est un vrai cime-terre de cyclope.

Vers 4000 mètres il y a encore des buissons. Profitons-en pour chauffer notre thé au soleil levant. Pendant que Bashing pose notre unique casserole en équilibre sur trois cailloux Arête N Yan 6100 Arête W Moraine du Déjeuner 5200 Mashro W 5950 me vient une joie piquante: pas même un réchaud! La simplicité de notre matériel s' accorde bien avec le dénuement de ces montagnes du Ladak. Non, on ne peut pas nous reprocher d' être des philistins. Peut-être est-ce là le secret d' une course dont le « style » et le mouvement nous donnent une joie particulière: harmoniser ses moyens et son but. Des moyens trop faibles, et c' est de la témérité. Trop de moyens, et c' est de la colonisation.

Aujourd'hui, Bashing et moi, nous avons juste ce qu' il faut. Certes rien de trop. Notre confort n' est pas même insolent pour un berger tibétain, et ma marge de sécurité n' est pas si grande qu' elle masque le petit goût aigre de l' aventure. Mais - j' en suis persuadé maintenant que j' approche du glacier - nos moyens sont suffisants. Mon acclimatation me permet de marcher à 6000 comme à 4000 mètres. La glaciation dans cette région extrêmement sèche est assez faible pour que le danger des crevasses soit minime. Le temps est au beau fixe, et il n' y a pas de neige fraîche. Tout me dit que j' ai assez d' atouts pour jouer. La partie sera serrée, peut-être perdue, mais pas désastreuse. Il n' y aura entre la montagne et moi ni l' écran d' un attirail superflu, ni la brume d' un risque inutile.

- Allons-y.

- A vos ordres.

- Quand verrons-nous les Kangri?

- En arrivant aux pâturages.

Encore quelques méandres, une passerelle de mauvaise mine. D' un promontoire l' hori s' ouvre soudain. Les sommets blancs se découpent parfaitement nets sur un ciel indigo. Un coup d' œil permet de reconnaître la pyramide aperçue il y a dix jours. C' est le plus haut sommet du massif, une grande voile triangulaire voguant sur les vagues d' énormes moraines. De droite et de gauche une série de bosses raides et glacées apparaissent par-dessus un fouillis de collines pelées.

- C' est vers cette pointe que je veux aller. Quel vallon allons-nous suivre?

- En remontant ce ruisseau je vous conduirai sur ce plateau à gauche.

- Oui, mais au-dessus il y a des parois de rocher. C' est ce promontoire à droite que je voudrais atteindre.

- Alors je ne sais pas. Si, on peut y arriver par cette hutte en face de nous. Puis il faudra suivre le torrent de droite, revenir par des éboulis au-dessus de cette barre, franchir un éperon invisible d' ici, et continuer à flanc de coteau vers la gauche.

Un homme précieux, ce Bashing. D connaît chaque sente. H connaît aussi les habitants de la hutte, et les interpelle:

- Holà, Angmo!

- Oh! répond une voix de matrone.

- Tiens ton chienQui es-tu?

- Bashing. Je suis venu escorter un grand chef.

Le chien, évidemment, a eu tout le temps de se réveiller. Il nous saute contre. Mais Bashing a prévu le coup; il a empoigné sa fronde à une extrémité de laquelle est attaché un osselet; usant l' engin comme un lasso il l' a lancé sur le cou de la bête, le poids de l' osselet a fait s' entortiller la corde, et un coup sec fait tomber le mastif à moitié suffoqué. Un truc classique parmi les Tibétains.

Angmo sort de la hutte suivie de ses maris et de sa marmaille. Mains jointes, les adultes font des politesses. Les gosses sont trop occupés à me toiser. Sur les genoux je traverse le boyau qui sert de porte. Je me trouve dans une sorte d' iglou de granit: une chambre circulaire de huit pieds de diamètre et cinq de haut, aux murs inclinés en dedans, avec quelques dalles en guise de toit. Un trou permet de passer dans une autre chambre semblable où j' aperçois un chaudron et une baratte. C' est ici que par les nuits de vent et de neige s' entasse la famille avec tous les nouveaux-nés du troupeau. Il faut dire que le mobilier ne prend pas de place. Par beau temps on vit sur le toit, et c' est là qu' on s' empresse de me conduire.

Sitôt assis sur une toile à sac je me trouve en face d' un bol de petit lait. Le liquide est couvert de poils et de choses que je n' arrive pas à identifier, et le bol est cerclé de crasse. Mais j' en ai vu d' autres. Le petit lait, aigre, est bon. Sur une couverture sèche du « séré » coupé en bâtonnets. Les Tibétains ne font pas de fromage, et ce séré séché et pilé leur permet de préparer en hiver une soupe délicieuse avec de l' orge, du beurre et de la viande de yak.

- Combien surveillez-vous de bêtes?

- Quarante yaks et autant de dzos ( hybride entre le yak et la vache ).

Ça, c' est leur orgueil: quatre-vingts de ces brutes trapues, lourdes et souples, avec d' immenses toisons et des cornes à vous donner le frisson. Tout le reste c' est de la broutille.

- Des vaches, des chevaux?

- Pas de chevaux. Une centaine de vaches et mille chèvres et moutons.

- Le lait?

- Une partie des vaches sont sèches, les autres et les chèvres donnent très peu. Le lait des yaks et des dzos est gardé à part car il donne un meilleur beurre.

- Et que faites-vous le reste du temps?

- L' herbe est si rare que les bêtes se dispersent constamment. H faut toujours les regrouper, car les loups attaquent surtout les solitaires. Les léopards blancs sont moins craintifs et bondissent au milieu du troupeau. Mais il n' y en a qu' un couple cette année. Les loups, il y en a toute une horde dont nous ne pouvons pas nous débarrasser.

- La paie?

- Nous ne sommes pas payés, aussi devons-nous ramasser les bouses sèches pour les vendre à notre profit. Où que nous allions nous portons toujours une hotte pour collecter les bouses.

- Et comme distraction?

- Le ch' ang...

Nous donnons des aspirines pour un mal de dent, échangeons des allumettes contre une boule de beurre et reprenons notre chemin.

Trois heures plus tard, suant, soufflant, nous sommes au promontoire visé ce matin. Les ânes n' ont rien voulu savoir du raidillon, et il nous a bien fallu porter nos sacs. Malgré le soleil la rampe n' a pas été mauvaise et nous voici déjà à 4500 mètres à ce que dit mon altimètre. Bashing souffle sur un feu de bouse pendant que je m' étends sous la tente de l' expédition.

Faisons le point. Les moraines du premier plan cachent la plus grande partie de la montagne. Bashing ne parle plus de me conduire sur tous les Kangri du monde, et sa grimace dit bien qu' il ne montera pas cent mètres de plus. Ce sera à moi de porter mon attirail pour le camp-bivouac que je compte installer vers 5300 mètres. Au lieu de continuer à l' aveuglette il faut faire demain une reconnaissance. Demain? Mais il n' est que midi, et grâce aux ânes je suis frais et dispos. Pourquoi ne pas aller voir la suite aujourd'hui?

Chaussures feutrées, veste en nylon en prévision du vent formidable qui peut vous empoigner d' un moment à l' autre. Un ravin dans la pierraille fait un chemin tout indiqué. Mais les cailloux sont croulants et bientôt je passe à une croupe d' éboulis. La marche n' y est pas meilleure mais il y a de la distraction: une colonie de « ribja » picore je ne sais quoi entre les pierres. Ce sont des faisans himalayens pleins de graisse et de bonne viande. Tout en montant je m' amuse à ruser derrière les blocs pour essayer de les surprendre. Mais ils sont craintifs, et les uns après les autres s' envolent et piquent dans la pente en piaillant.

La montée se poursuit en zigzag pour éviter quelques ressauts et trouver les terrains les moins instables. Quelques névés font une diversion bienvenue. Une moraine énorme, haute de deux cents mètres, me décourage. Non, vraiment! toi, je ne vais pas te prendre de front. Mais allez feinter contre une marée de caillasse! J' y fais naufrage. Le principal ennui, quand on est seul en montagne, c' est qu' on ne sait contre quoi bougonner et passer les moments d' humeur... On pourrait maltraiter les choses inertes, comme le joueur de golf qui casse sa canne avec une joie sauvage. Mais donnez un coup de pied à un quartier de granit, et vous en aurez plus mal que lui. Maudissez votre sac et jetez-le dans une crevasse, et vous vous en repentirez à l' heure du souper!

A force de trébucher j' arrive sur la crête de cette vague de pierre. Avant même de lever les yeux je sens une réverbération de neige qui m' assure que la montagne est là, tout près. Et comment, qu' elle y est! Une face nord, large, haute et lisse comme celle de l' Aiguille d' Argentière, s' élève droit devant moi. Le soleil, encore très haut, la fait briller, flamber.

Elle est accrochée à un avant-sommet, et c' est elle qui, comme un foc tendu par le vent, donne à la montagne cet air de voilier en régate. Au grand-mât - le sommet - qu' on aperçoit derrière à droite, sont suspendues une série de voiles: les pentes, les séracs de la face nord-ouest.

Comment atteindre le tonneau de vigie? Par les échelles de droite je grimperai facilement au mât de misaine, et de là un hauban détendu, ondulant dans le ciel, doit pouvoir me porter jusqu' au grand-mât. C' est simple à imaginer. Combien de temps cela prendra-t-il? J' essaie d' estimer la longueur de l' arête nord entre Fantécime et le sommet, puis celle de la nervure qui descend de l' antécime entre les faces nord et nord-ouest. Evidemment le bas de cette nervure serait un excellent endroit où bivouaquer, à quelques heures du sommet.

Satisfait d' avoir débrouillé mon cheminement je redescends. Ah! ces moraines... monter une charge là-dedans... suer... travail de brute... Au diable ce bivouac! Autant éviter cet effort stupide, dormir confortablement et partir plus tôt. Et tant pis pour la différence de niveau! Cette solution me détend, et c' est sans arrière-pensée que j' avale le thé salé, la soupe aux orties, le tsampa, le beurre et les galettes que me présente Bashing.

- Ce semblant de pâturage où nous avons laissé les ânes a-t-il un nom?

- Oui, le Yan.

- Le Yan, le Supérieur? Bon. Le Kangri là-haut, nous l' appellerons aussi le Yan.

- Le Yan Kangri! Comme il vous plaira.

Assis sur un bloc, je regarde. Derrière moi, les kilomètres d' éboulis que j' avais déjà parcourus hier. Au petit matin je les ai avalés en vitesse, les yeux fermés, comme de l' huile de ricin. Autour de moi, la moraine la plus haute. Puisque je suce des abricots, appelons-la Moraine du Déjeuner. Devant moi dans un cirque s' étale un petit glacier dont les deux langues pendent de part et d' autre de ma moraine. Avec ses séracs et ses rochers imbriqués la face nord-ouest est une merveille. Un joyau, cette montagne. Mais enfermée dans ces moraines, elle me fait penser au coffret de Baudelaire « venu de l' Orient - Dont la serrure grince et rechigne en criant »...

Le fond du cirque est une grande paroi de glace dominée à droite par une bosse de rocher et de neige, et à gauche par le Yan Kangri. Les moraines m' ont porté plus à droite qu' hier, et la charpente et les arêtes faîtières se dessinent autrement. Comme ce cirque peut être sauvage, perdu! J' ai parcouru Tchiffaz, Tsa de Tsan et d' autres vallons qui semblaient être le comble de la solitude. Mais ils avaient une légende, un itinéraire, un nom! Celui-ci, personne n' en soupçonne même l' existence.

En quelques minutes par la langue glaciaire qui m' en sépare je serai au pied de la nervure repérée. De la rocaille, des pentes de neige faciles jusqu' à l' antécime. Oh, mais là, ça se gâte! L' arête nord ondoie en formidables corniches dont les ombres déchiquetées et immenses sont portées dans la face nord-ouest par le soleil rasant. Non, ce n' est pas un itinéraire pour un grimpeur solitaire.

Que faire? Tourner autour de la montagne à la recherche d' un autre belvédère? Ou bien monter depuis ici? L' arête nord, je n' en veux pas. La face nord-ouest, elle ne veut pas de moi. Reste l' arête ouest. Un coup d' œil montre qu' elle est facile autant que belle avec ses quatre bosses de neige et de rocher. Mais comment l' atteindre? Elle s' abaisse depuis le sommet pour former une large échancrure neigeuse et remonter à la montagne de droite que nous baptiserons Mashro Occidental par besoin d' avoir des connaissances dans ce désert. L' échancrure est au moins 300 mètres plus haut que le glacier, dominant une pente lisse qui vue d' en face m' effarouche.

Allons lorgner cette pente de près. Le glacier est ferme, l' air piquant. Le glacis de l' arête est raide, mais à mesure que je m' en approche il semble moins formidable. Surtout, un peu à droite du col, il n' y a ni corniche en haut ni rimaie en bas de la pente. Le passage est assuré! Je passe sans transition du glacier presque plat au névé très redressé. La neige est d' abord profonde et mes bâtons de ski ont fort à faire. Mais bientôt c' est la canne du piolet qui prend le premier rôle sur la neige durcie. Ce grand névé est un pur plaisir: raide à souhait avec une neige compacte à laquelle les bords des semelles s' agrippent comme à des échelons. Un coup d' oeil de temps en temps sur les sommets voisins me fait mesurer mon avance pendant que semble s' élever, au-delà de la plaine de PIndus, la longue chaîne du Ladak aux contours monotones. Et par-dessus ces montagnes pelées se dressent, nets et tranchants dans le ciel parfaitement pur, les châteaux énormes des quatre Saser Kangri. L' air est si clair qu' à cent kilomètres on distingue chaque tour et chaque créneau de leurs murailles tourmentées.

Près de la crête la neige devient trop dure et il faut la tailler. Au dernier moment la pente se cabre à tel point qu' il me faudrait des prises de main. Mais il n' y a pas de glace sous-jacente et je puis faire de bons trous avec le manche du piolet. Dans ces trous je plante un bâton de ski auquel je me tiens d' une main pendant que je taille de l' autre. Ce moyen inédit m' amuse et il est si sûr qu' il me permet de gagner du temps en ne creusant que des marches minuscules.

La pente faiblit et me dépose sur l' arête aveuglante de soleil. Personne! Bien sûr, qui voudrais-tu rencontrer ici ?! Pourtant il me manque une corde et un compagnon, ou des traces de pas sur la neige, ou au moins un nom à donner à ce col.

Le sommet me domine encore de trois cents mètres, mais le chemin en semble débonnaire. Après une petite bosse neigeuse se présente une crête de rochers déchiquetés, une vraie tête de huppe. Il faudrait tourner par des vires à droite, mais le soleil est si beau et le temps si calme qu' ils m' induisent à suivre le fil de l' arête. Quelques dalles, un petit gendarme, des blocs en équilibre instable. Les plumes de cette huppe sont dressées contre moi, comme si je lui grimpais sur la tête par derrière: c' est une succession de blocs surplombants, faciles parce qu' ils sont petits, mais pénibles car chacun exige un rétablissement sur les bras.

Ah, la belle montagne! Depuis la pente de neige je m' en sens maître, mais je la conquiers moins qu' elle ne me charme. Sa magie estompe déjà les heures d' indécision, les kilomètres d' éboulis, et l' absence d' un ami - pour me faire mieux vibrer à la pureté du ciel, à l' immensité de l' horizon et à la joie de gravir les marches d' un sommet neuf. Cet Himalaya, rêve d' enfance; ces sommets énormes, ces glaciers inconnus et désirés, ces séracs jamais vus - c' est là, autour de moi, devant mes yeux, sous ma main - et j' y grimpe!...

La suite est neigeuse, cornichée. J' estime la grandeur des corniches, puis m' y engage le plus près possible de l' arête. Mais bientôt je n' ai plus confiance dans mon estimation et la crainte d' une rupture de la neige me pousse de plus en plus loin du faîte sur des pentes fuyantes. L' arête repentante vient à ma rencontre en formant une grande brèche. Il ne reste qu' une longue côte de calcaire brisé et de névé où je commence à souffler péniblement. De bloc en bloc, de tache de neige en tache de neige je vise la tourelle rocheuse du sommet.

Enfin je m' y assieds. L' avouerai? Mon premier coup d' œil est pour... l' altimètre. 6100. Bon. Et avec ce beau temps il marque plutôt trop peu que trop! Raisins secs. Cairn.

Quel fouillis de sommets! Je ne distingue que deux chaînes, celle où je suis et celle qui lui est parallèle de l' autre côté de FIndus. Je repère deux ou trois petits sommets auxquels j' ai rendu visite; puis la pyramide du Kantaka que je connais depuis trois ans; lointain et mystérieux le Nun K' un que je connais de l' an dernier; puis le Saser, le Ch' ogori, et peut-être les Gasherbrun sur l' horizon. Mais partout autour, des sommets de six mille, de sept mille mètres, sans histoire, sans nom, par centaines. De tous les côtés c' est un hérissement de montagnes trop serrées pour qu' on puisse même apercevoir les vallées entre elles. Un déferlement d' arêtes, l' océan de l' Himalaya et du Karakoram.

Et l' arête nord? Elle a meilleure mine que ce matin, mais je n' y tiens pas encore. Il faut donc retourner par où je suis venu. Mais je ne veux pas redescendre la pente sous le col: avec ce soleil féroce la neige pourrit très vite à cette altitude. Que faire? De l' autre côté du col il y a le Mashro Occidental avec une nervure pas trop raide descendant presque jusqu' au glacier. Que dirais-tu de cet itinéraire-là?

Aussitôt vu, aussitôt décidé. Je reprends mon bâton de pèlerin de la montagne, et dévale vers le col. Cette histoire me rappelle une course - un galop - au Nadelgrat avec Pidoux, il y a juste dix ans. Nous n' étions partis que pour la Lenzspitze. Mais de Spitze en Horn, de Nadel en Stecknadel, et à force de chercher une jolie descente, nous avions touché sept sommets...

Sitôt dépassé le col, mes ambitions baissent... J' ai de la difficulté à mettre un pied plus haut que l' autre. Je m' essouffle à franchir une bosse de dix mètres. Je m' aperçois brusquement que j' ai trop poussé la voiture, et suis obligé de changer de vitesse. Courbé sur mes bâtons de ski je lève les pieds aussi peu que possible, cherchant le rythme le plus lent. Vienne un ressaut difficile, une saute du temps, aurai-je le ressort nécessaire pour y faire face? Mais non, la crête est large et facile. Ça monte à peine. Comme moi...

A des crêtes de neige molle succèdent des bosses de caillasse curieusement jalonnées de grosses dalles tantôt en granit, tantôt en schiste rouge, plantées de champ dans le pierrier. Je m' y appuie comme un vigneron aux murs quand sa brante est trop lourde. Le temps passe, les bosses se ressemblent. Enfin l' une est différente: il n' y en a point d' autre derrière. C' est le sommet du Mashro Occidental.

Altimètre? Zut! 5950 et rien de plus... longue sieste à regarder ce ciel indigo et à imaginer un itinéraire sur une corne énorme qui se dresse dix kilomètres au sud. J' avale ce qui reste à manger au fond de mon sac, et suce ma gourde. La gourde tire à sa fin, comme la promenade. Il ne me reste plus qu' à dévaler des rochers faciles, un névé raide, le glacier en marmelade et les moraines pour retrouver le camp. Je ne suis pas pressé: Ce « camp », il est aussi désert que les arêtes, avec ce compagnon qui ne comprend pas mes joies, incapable de vibrer dans ce monde de montagnes inconnues. Solitude hier et demain. Solitude poignante. Mes seuls amis sur l' horizon sont les Italiens qui approchent du sommet du Ch' ogori. Autrement personne, absolument personne sauf les oiseaux.

Les yeux remplis de ces glaciers miroitants, de la silhouette de ces sommets, amis d' une heure et étrangers pour toujours, je cherche une fois de plus les pyramides immenses du Karakoram, et je plonge dans la pente.

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