Stefano, nous viendrons demain!
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Stefano, nous viendrons demain!

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Stefano, nous viendrons demain!

PAR ADAM SKOCZYLAS, MEMBRE DE L' EXPÉDITION SUISSE 1960 AU DHAULAGIRI

Avec 2 illustrations ( 143-144 )

A la fin de I' été 1957, l' auteur de ce récit séjournait avec un groupe de compatriotes polonais au camping de Grindelwald, au moment où deux caravanes de grimpeurs étaient engagées dans la redoutable paroi nord de l' Eiger. Lui et ses amis furent amenés à participer à l' expédition de secours qui tenta de sauver les quatre alpinistes en difficulté. Trois ans plus tard, Skoczylas et son camarade Hajdukiewicz firent partie de l' expédition suisse 1960 à Himalaya qui, sous la direction de Max Eiselin, effectua la première ascension du Dhaulagiri.

Du 9 au 13 septembre a eu lieu une des plus grandes actions de sauvetage des annales de l' alpi. Plusieurs d' entre nous qui y avons participé ont vécu depuis lors d' autres aventures sur d' autres montagnes, dans d' autres parties du monde, mais pour nous celle de l' Eiger restera toujours la plus belle.

C' était la nuit; une vilaine chape de nuages pesait sur Grindelwald. Avec le parfum des foins, le brouillard distillait de fines gouttes de bruine qu' on entendait crépiter sur la toile de la tente. Ce bruit mélancolique donnait un cachet spécial aux beaux souvenirs de la semaine précédente, accentuait leur caractère personnel. Je trouvais de plus en plus de charme à ces journées, plus même que je n' en avais éprouvé tandis que, sous un soleil brûlant, je pataugeais sur les glaciers de l' Oberland bernois: Jungfrau, Rottalhorn, Grünhorn, et pour finir, l' Aletschhorn.

Au retour d' une tentative au Gross Viescherhorn compromise par le mauvais temps, Skoczylas s' est arrêté à la petite auberge au pied du Glacier inférieur de Grindelwald. A côté de lui, un guide de la Suisse romande tire laborieusement sur sa pipe:

- Excusez-moi, Monsieur, ceux de l' Eiger sont-ils rentrés?

- Non.

Silence. Seule la pipe jette des lueurs intermittentes dans le crépuscule. Donc ils n' ont pas renonce. Eux aussi passeront cette nuit très haut dans la paroi, là ou la pluie se cristallise en flocons glacés. Pour les uns c' est la cinquième nuit, pour les autres la sixième.

- Pardon, Monsieur, savez-vous qui ils sont?

- Oui, deux Italiens et deux Allemands.

Deux Italiens et deux Allemands Accrochés là-haut à des pitons, sous la menace constante des avalanches. Lorsqu' elles se déclenchent, ce sont des torrents qui se précipitent avec fracas dans chaque couloir. Toutes les heures, et même toutes les demi-heures. C' est ce qui est arrive en 1935, lorsque Sedlmayer et Mehringer, les premiers, tentèrent de violer la virginité de la face nord de l' Eiger. Après quatre jours de grimpée ardue, ils étaient accroupis très haut dans la paroi, attachés à des pitons, se voyant peu à peu recouvrir par d' inoffensives étoiles de neige. Leurs corps furent balayés jusque dans les prairies parfumées d' Alpiglen, au pied de la montagne. Il en advint de même l' année suivante à Hinterstoisser, Kurz, Angerer et Reiner. Il leur restait encore assez de force de résistance pour tenter la descente; mais ce fut en vain. Ils n' avaient pas laissé de corde au passage de la « Traversée des dieux ». Hinterstoisser fut emporté par une coulée de neige; les autres moururent d' épuisement. Une année plus tard, Vörg et Rebitsch étaient parvenus au dernier bivouac de Sedlmayer lorsque le temps se gâta. De nouveau les délicats mais désespérants cristaux de neige com- 20 Les Alpes - 1962 - Die Alpen305 s.:

mencèrent à ensevelir toutes choses. Il leur fallut près de trois jours pour battre en retraite. Lorsque finalement ils se retrouvèrent à Alpiglen, ils purent du moins se dire qu' ils étaient les premiers à sortir vivants de l' aventure.

- Un moment, quel était le nom de cet autre Italien en 1938? Il y avait Menti et...

- Oui, oui, Menti et Sandri. Ils furent tués par une avalanche dans la face nord de l' Eiger. Oui, eux aussi ont péri. Mais quelques semaines plus tard, la paroi fut conquise par Heckmair, Vörg, Kasparek et Harrer. Ils étaient parvenus très haut, dans la partie supérieure, lorsque la paroi avait essayé de les forcer à la retraite, de les précipiter dans les avalanches. Les flocons tombant du ciel lugubre n' avaient plus leur douceur mélancolique; c' étaient des masses tourbillonnantes, hostiles, mortelles. Même dans ces conditions, il leur était plus facile de forcer le passage jusqu' au sommet plutôt que de faire demi-tour.

Le guide bourra sa pipe d' un doigt noueux. La pluie avait cessé. Nos chemins se séparaient. Il était tard lorsque nous arrivâmes au camping, où nous attendaient Max Eiselin et Detlef Hecker, l' un Suisse, l' autre Allemand, qui devaient aller au Dhaulagiri au printemps. A peine avions-nous le temps de nous serrer la main que le reste de la bande arriva, venant du banquet de la section Interlaken du CAS. Tout de suite, la conversation en vint à l' Eigerwand.

- C' est un drame pour ceux qui sont dans la paroi, dit quelqu'un. Ils avancent à peine. On les a vus hier. Ils bivouaquent à la hauteur de la Traversée des dieux, ou, en fait, au-dessus.

- Au-dessus de la Traversée? répétai-je surpris. Detlef expliqua:

- Ils ne connaissent pas l' itinéraire. Ils l' ont évitée deux fois hier et sont arrivés à un cul-de-sac. Ils ont fait demi-tour, mais ont de de nouveau manqué le passage. Totalement perdus; la déveine les poursuit.

- Que dit-on de tout cela à Grindelwald?

- Rien, c' est mauvais signe.

- En a-t-on parlé au banquet?

- Oui; nous avons questionné Reist lui-même sur les possibilités d' une action de secours.

- Reist! le type de l' Everest?

- Oui. Tu sais ce qu' il a répondu? Colonne de secours à l' Eigerwand? Il n' en est pas question. Le ciel s' était éclairci. La lune glissait paresseusement par-dessus le Männlichen. Nous allâmes nous coucher. J' étais si fatigue que je m' endormis en tirant la fermeture-éclair de mon sac de couchage.

Qu' est qu' il y a?

Rubinowski et moi nous nous levâmes en sursaut, heurtant du front la toile de la tente encore toute trempée de la pluie de la veille. Tous les hôtes du camping possédant des jumelles les tenaient braquées sur la paroi del' Eiger poudrée de neige fraîche. Mon frère accourut:

a va mal. L' un d' eux est tombé et reste suspendu environ 20 mètres au-dessous des autres.

- Où?

- Au-dessus de la Traversée des dieux, là-haut sur cette grande vire de glace.

Quelqu'un glissa des jumelles dans mes mains et je cherchai. Les voilà, trois petits points noirs. On ne pouvait voir le quatrième, indiscernable sur le fond de rocher noir. On ne distinguait que le mince filet de la corde qui le retenait. Lentement, les trois petits points se réunirent en un seul. Ils allaient probablement tenter de ramener le quatrième jusqu' à eux.

Le diable m' emporte! Je ne pouvais en croire mes yeux. Un des points s' était détaché des autres et avançait lentement, avec de fréquentes pauses. Puis un deuxième se mit en route, faisant halte presque à chaque pas. Le troisième le suivit. Derrière eux pendait la corde, bien distincte, avec un homme au bout. Ils l' abandonnent!

- Mon Dieu, murmura Eiselin d' une voix rauque. Les types doivent être éreintés. Ils n' attein jamais le sommet.

Tout notre groupe était debout. Colonne de secours? Oui, immédiatement. Mais Hajdukiewicz jeta une douche froide sur notre ardeur:

- Avec quoi? Avec ces cordes? Elles sont juste bonnes pour assurer. Mais comment voulez-vous les atteindre depuis le sommet? Là-haut, il faudrait au moins 300 mètres de câble d' acier, un treuil, un radio-téléphone et d' autres outils encore.

Hajdukiewicz avait raison. Nous ne pouvions rien faire pour eux, les quelques-uns que nous étions, sans les appareils modernes de sauvetage. Il fallait aller trouver M. Auerbach, l' avocat, chef du poste de sauvetage de Grindelwald. Peut-être après tout, et malgré l' avis de Reist, mettraient-ils sur pied une colonne de secours. Nous leur offririons notre aide.

Hajdukiewicz, Berbeka et mon frère furent chargés de la démarche et s' en furent dans la voiture du professeur Knipper. Nous attendîmes... Deux heures plus tard ils étaient de retour. Je pus lire sur le visage de mon frère que ça ne marchait pas:

- Alors?

- Oh! Auerbach a été très cordial.

- Mais le sauvetage? Est-ce qu' ils vont faire quelque chose?

- Non! Hajdukiewicz, d' une étrange voix nasale, imitant celle de l' avocat: « Meine Herren, la paroi est trop dangereuse pour tenter un sauvetage. C' est précisément pour cette raison qu' il est formellement interdit aux guides de Grindelwald de participer à une expédition de secours à l' Eigerwand. Malheureusement je ne puis rien faire. Je regrette...»Nous avons essayé de le convaincre, continua Hajdukiewicz: « Ils sont bloqués dans la paroi juste à l' aplomb du sommet On pourrait descendre à la corde, ce qui serait relativement assez sûr. »Et le résultat?

- Aucun. « Je sais, dit-il, mais vous devezcomprendre. Le règlement!... ». En vérité, nous ne comprenions pas, mais ça n' avait pas d' importance. Quoi qu' il en soit, nous mettions tout notre groupe à disposition. Il nous remercia. Juste comme nous partions, il nous informa que des guides et alpinistes de la section Blümlisalp étaient en ce moment même en route pour le Jungfraujoch par chemin de fer avec le projet de monter à l' Eiger par l' Eigerjoch. Nous crûmes comprendre qu' il s' agissait là d' une très fort équipe.

Les heures se traînaient, interminables. Nous avions sorti les matelas des tentes et restions étendus, les regards rivés sur la crête sommitale de l' Eiger. Les yeux nous faisaient mal à force de scruter la paroi au moyen des jumelles qui passaient de mains en mains. Il fut midi, puis 1 h., puis 2 h., mais le sommet de l' Eiger restait vide. Pour une raison ou une autre, les hommes de Blümlisalp n' y étaient pas parvenus.

Un petit avion passa sur nos têtes. Vent arrière, il pointait droit contre l' Eigerwand, à croire que le pilote voulait se suicider. Mais juste avant de toucher la paroi, il vira et vola en frôlant la muraille. C' était Hermann Geiger, le fameux pilote des glaciers. Il fit plusieurs fois la navette le long de la paroi, et deux heures plus tard nous apprîmes que l' alpiniste abandonné par ses camarades était vivant. Geiger avait aperçu ses signaux désespérés. Les trois autres étaient bloqués 200 mètres au-dessus de lui, environ 100 mètres plus à droite. Evidemment trop épuisés pour continuer.

Venant d' Interlaken, des nappes de brouillard remontaient la vallée et allaient coller leurs tentacules gluantes contre la paroi de l' Eiger. Une sale bruine glaciale se mit à tomber. Jossi, le propriétaire du camping, vint nous trouver dans notre grande tente-cuisine, où nous étions en train de boire du café. Il nous annonça qu' une partie de la colonne de Blümlisalp était déjà de retour au Jungfraujoch, sans avoir atteint le sommet de l' Eiger. Danger d' avalanches. Je me demandai pourquoi Jossi nous regardait, comme s' il attendait quelque chose de nous. Il souleva la portière de la tente et disparut. Nous nous attendions un peu à cette nouvelle; elle ne laissa pas de nous accabler. La colonne n' avait pu atteindre l' Eiger; cela pouvait sceller le sort des quatre grimpeurs dans la paroi.

La nuit vint. Nous bûmes tasses sur tasses de café. Les Knipper étaient avec nous, assis sur des caisses. Quelque chose brillait derrière les cils épais des jeunes filles. Le tempérament explosif de mon frère ne put y tenir plus longtemps. « Damn it all », jura-t-il tout haut en regagnant sa tente. Feux éteints, moi-même je comptai longtemps les minutes, désespérément.

- Adam, debout!

Quelqu'un me secouait et me bourrait de coups de poing. Ouvrant les yeux, je vis Max Eiselin penché sur moi et, par la portière ouverte de la tente, les pieds nus de Detlef. Cela me semblait étrange; mais Max, se fâchant, continuait à me boxer:

- Debout! Gramminger est arrivé de Munich avec sa Bergwacht et tout le matériel. Il vous faut tous aller avec lui à l' Eiger. Il vous attend à la station d' Eigergletscher.

Que voulait-il donc? Pourquoi l' Eiger? J' étais encore sous l' impression désespérée de la veille que ceux de la paroi étaient perdus sans espoir. Max semblait prêt à me battre: « Ecoute donc, hurla-t-il, c' est le sauvetage! » Cette fois j' y étais. Sauvetage! enfin.

Du coup, l' atroce tension se relâcha. Tout était simple désormais. L' attente inhumaine de « quelque chose » était finie. C' était mon tour de donner des bourrades à Rubinowski.

Les ombres matinales s' allongeaient sur le gazon trempé de rosée. La femme de Hajdukiewicz prépara le déjeuner tandis que nous fourrions dans les sacs cordes, crampons, matériel de bivouac, boîtes de conserves, oranges et chocolat.

Eiselin exposa la situation: Les copains de Munich ont le matériel au complet, mais ils manquent d' hommes Il fit une pause, comme s' il était embarrassé. Ceux de Grindelwald ne veulent pas agir. Gramminger l' a su et est venu. Il compte sur vous.

Max est Suisse. Nous comprenions quels devaient être ses sentiments en disant cela, aussi pré-tendions-nous que tout était très bien. Max continua, parlant très vite:

- Gramminger connaît les deux Allemands engagés dans la paroi. C' est Günther Notdurf et Franz Maier, tous deux excellents grimpeurs, mais pas habitués à la glace.

Nous eûmes un hochement de tête approbatif: pas habitués à la glace; pas sûrs de l' itinéraire; c' était bien cela.

Les Knipper étaient déjà debout. Madame Knipper nous servit du thé. Le professeur débarrassa le coffre de la Mercedes pour y entasser nos sacs qu' il transporta à la station de Grindelwald Grund. Il roulait lentement et nous suivions, portant nos piolets. Max était avec nous. Nous étions neuf, huit Polonais et Max.

Le train crémaillère était bondé; tous les regards étaient tournés vers le sombre précipice de l' Eiger, le plus formidable et le plus dangereux de toutes les Alpes.

Les douze hommes de Munich nous attendaient sur le quai de la station d' Eigergletscher. Nous nous serrâmes la main. Gramminger, de taille médiocre, semblait perdu au milieu de ses com- pagnons, presque tous très grands. Qui aurait deviné que ce petit homme était le plus célèbre sauveteur alpin de l' Europe? Nous étions maintenant 21, disposant du matériel le plus moderne. Max nous communiqua les dernières nouvelles:

- Fritz von Almen a observé la paroi depuis la Petite Scheidegg dès 5 h. 30 ce matin. L' homme pendu à la corde est encore vivant; les autres n' ont pas bougé de leur place depuis hier. Ils n' ont probablement pas l' intention de continuer.

Les Allemands et les Italiens sont bloqués dans la paroi depuis plus d' une semaine. Dans leur état d' épuisement, ce qu' ils ont le mieux à faire est d' attendre patiemment l' arrivée des secours; bien que, naturellement, ils ne sachent pas qu' une expédition de sauvetage se prépare. D' autre part, ils ignorent qu' à Grindelwald on a interdit aux guides d' entreprendre quoi que se soit dans ce sens... L' Eiger est si énorme qu' aucune voix, aucun conseil ne peut leur parvenir d' en bas. Max continua:

- Von Almen peut voir très distinctement la toile de bivouac du trio. Ils sont assis et ne semblent pas vouloir aller plus loin.

C' est encourageant.

En plus de nos sacs, nous avons maintenant des rouleaux de câble d' acier, des chevilles et les parties démontées d' un treuil. Nous allons lentement, courbés sous nos charges, et commençons à gravir les pentes sud ouest de l' Eiger, l' itinéraire le plus facile pour cette montagne. C' est une montée de 1200 m, où l'on ne trouve pas de vire ou de terrasse assez large pour y déposer nos fardeaux et souffler un instant. Nous allons ainsi péniblement, comme des automates, nous aidant mutuellement lorsqu' une jambe flanche. Notre colonne s' étire en un long serpent; inévitablement, ceux en tête délogent des pierres qui frôlent en sifflant ceux de l' arrière avant de se fracasser à côté d' eux. Des heures passent.

Avant d' aborder la partie supérieure, toute en glace, de la montagne, nous faisons halte sur l' arête ouest aux dentelures fantastiques. De là nous avons vue sur toute la paroi nord, un effrayant précipice de calcaire noirâtre tacheté de plaques de glace salie. Le regard glisse sur la falaise rocheuse et sa cuirasse glacée jusque sur les prairies d' Alpiglen, sans rencontrer un seul endroit où pouvoir s' arrêter.

Nous cherchons les Italiens et les Allemands. Là-bas, à notre hauteur et moins de 400 mètres, la petite toile de leur bivouac met un point rouge et flottant dans cette lugubre désolation. L' homme suspendu à la corde et les trois autres. Nous appelons, agitant les bras. Des voix affaiblies nous répondent, chassant tout envie de prolonger la halte.

Prudemment, nous attaquons en crampons la raide pente glacée qui conduit au sommet La glace est recouverte de quelques centimètres de neige ramollie qui s' amasse en sabots entre les pointes des crampons. Nous devrions marcher en assurant, mais cela prendrait trop de temps. Interminable, la pente de glace se dresse au-dessus de moi, avec les silhouettes des grimpeurs qui avancent lentement et péniblement. Quelques pas et ils s' arrêtent, appuyés contre la glace. Sous les charges supplémentaires, les chevilles tordues font horriblement mal; il semble qu' elles vont se briser. Toutefois la pente s' adoucit graduellement. Les Allemands halètent sous l' effort. Ils ont derrière eux une nuit sans sommeil et ne sont pas entraînés.

- Porca Madonna!

Tournant la tête, je vois le Municois Weixler chanceler. Il semble incapable d' aller plus loin. Son visage est crispé de colère contre sa propre faiblesse. Gauchement, il fait un pas à gauche, puis à droite. Sûrement il va tomber. Mais non; il plante son piolet dans la glace et s' affaisse. Gramminger, avec qui il est encordé, pousse un soupir de soulagement. Au bout d' un instant, Weixler se relève et continue à grimper.

Je cherche qui a lance ce juron italien. Voilà probablement l' homme Un profil d' ours, une grosse veste matelassée surmontée d' un visage vieilli et ridé. Il porte un doigt à sa coiffure: « Saluto! » Le jeune grimpeur qui le suit, coiffé d' un casque, fait le même geste: « Saluto! » Deux Italiens, Riccardo Cassin, un des plus grands alpinistes que les Alpes aient jamais vus, et Rigio Mauri. Sitôt qu' ils ont appris la nouvelle, ils sont accourus de Courmayeur et nous ont rattrapés. Connaissent-ils les Italiens qui sont dans la paroiOui, c' est Stafano Longhi et Claudio Corti. Tous deux excellents varappeurs, mais comme les Allemands faibles sur la glace. Celui qui est suspendu à la corde est Longhi.

Maintenant nous pataugeons jusqu' aux genoux dans la neige, à chaque pas. La charge devient insupportable à nos épaules; quelques mètres, et il faut s' asseoir. Lorsqu' enfin nous atteignons la crête sommitale,le soleil s' abaisse sur l' horizon occidental. D' un coup d' épaule, nous nous débarrassons de nos sacs qui tombent comme du plomb sur la neige. Nous sommes surpris de voir d' autres hommes aller et venir sur la crête.

- Lionel! Lionel! voilà un tas d' hommes qui montent, une vingtaine peut-être...

Un type aux larges épaules brandit son piolet en lâchant un torrent de français mêlé d' italien et d' anglais. Lionel? Est-ce que par hasard Terray serait ici? Le torrent polyglotte ne s' arrête pas. Finalement l' homme pousse un « All right » et se tourne vers nous:

- Je m' appelle Tom du Booy et suis Hollandais, sapristi!

Eclatant de rire, nous nous encordons avec lui pour suivre la longue crête effilée, ourlée du côté sud d' énormes corniches surplombantes. Nous nous rapprochons de du Booy. Bien connu dans les Andes comme géologue, Tom est l' un des types les plus amusants que j' aie jamais rencontrés.

- Comment! des Italiens, des Polonais, des Allemands! Terray est aussi là, les Suisses de la section Blümlisalp et un Hollandais. Six nationalités! Une vraie expédition de secours internationale, sapristi!

Terray est donc ici, le plus célèbre grimpeur français, le vainqueur du Makalou et du Fitz Roy; la deuxième équipe de Blümlisalp n' a pas abandonné non plus.

Il est trop tard pour entreprendre aujourd'hui les véritables opérations de sauvetage; mais il reste assez de temps pour les préparer. Quelques-uns creusent des grottes dans la glace pour le bivouac; d' autres, travaillant avec le groupe que nous avons rejoint au sommet, entaillent une large brèche dans la corniche, par laquelle Seiler est dévale à la corde le long de la paroi. Seiler a « fait » l' Eigerwand, et nous pensons que c' est lui qui pourra le mieux nous dire si la brèche qui doit être la base de nos opérations demain matin, a été ouverte au bon endroit. Il s' avère que ce n' est pas le cas, et nous devons en tailler une autre à quelque 100 mètres plus à l' est. Cette fois, nous sommes juste au-dessus du trio bloqué dans la paroi.

Avec le crépuscule vient le froid. Nous retournons dans les grottes préparées pour le bivouac, où scintille la lueur réconfortante des bougies. Les grottes sont bondées. Engoncés dans nos vestes matelassées et pieds d' éléphant, nous nous serrons l' un contre l' autre. La chaleur des haleines et du cuiseur au butane fait fondre la glace; de grosses gouttes tombent du plafond sur nos vêtements. Juste au seuil des grottes, c' est la plongée du versant sud de l' Eiger. Un peu plus loin, à portée de bras semble-t-il, une grosse lune est accrochée dans le ciel.

- Polonais! Polonais! avez-vous un pied d' éléphant en surplus? Lionel n' a que sa veste-duvet et il a froid.

- Voici. Hajdukiewicz passe la chancelière à Lionel. Pendant un moment règne de nouveau le silence argenté de la lune.

- Eh! les Polonais. Friedli a reçu un communiqué de la Petite Scheidegg. Ceux de la paroi sont encore en vie. Geiger les a vus remuer sous la tente, il faut y aller. Notre équipe est assez forte et nous avons tout le matériel nécessaire. Il faut les sauver. Si seulement le temps pouvait tenir.

Je suis plein d' affectueuses pensées à regard de tous ces gens qu' un sentiment de chaude et humaine sympathie pour le malheur d' autrui a poussés jusqu' au sommet de la montagne: mon frère claudicant, le petit Rubinowski, Rogowski, à qui la sinusite vaut maintenant une migraine carabinée, et les autres. Je me sens tout près de ces hommes qui m' étaient la veille totalement étrangers: le vieux petit Gramminger aux yeux railleurs et son équipe; Friedli à qui nous avons confié la direction des opérations, Maé, Seiler, Tom-Sapristi, Terray, Riccardo, et Rigio qui l' adore. Terray, mégalo-maniaque en apparence, est en fait un type épatant, plein de dévouement et d' abnégation. Il a sa petite part d' ennuis: il est chauve, c' est pourquoi il quitte rarement son bonnet.

Je réussis à placer ma tête un peu plus confortablement sur le soulier gelé d' un compagnon et m' endors, avec le sentiment d' être parmi de vrais amis.

Peu après minuit le froid nous réveille. Un bivouac à 3800 mètres est toujours pénible. Nous nous débattons, remuons nos pieds glacés. Le ciel est voile d' une mince nappe de brume, la lune entourée d' un large halo, ce qui annonce le mauvais temps pour le milieu de la journée. Inquiets, nous discutons notre programme d' action. Faut-il commencer par délivrer le solitaire Longhi, ou faut-il nous occuper d' abord des deux Allemands et de Corti? Ramener Longhi, qu' il est plus difficile d' aborder, exigerait au moins 10 à 12 heures, et si le temps se gâte vraiment, il ne sera plus possible d' atteindre les Allemands et Corti qui seraient laissés dans la paroi. Nous savons tous ce que cela signifierait pour eux.

D' autre part, si nous commençons par le trio, ce sera tout aussi long, et si le mauvais temps nous forçait d' interrompre les opérations, c' est Stephano Longhi qui serait abandonné. Mais il n' y en aurait qu' un de perdu.

La discussion est déprimante. Au pire, quoique nous fassions, c' est la condamnation de qu' un, de trois hommes dans le premier cas; dans le second cas, c' est le pauvre Stefano qui sera sacrifié. Nous ressentons profondément la cruauté de sa tragédie.

Nous commencerons par les Allemands et Corti.

Brusquement, toute conversation cessa. Durant les longues heures de silence qui suivirent, nous observions le ciel, nous refusant à admettre l' évidente réalité: le temps se gâte; la tempête approche.

L' aube. Nous sortons de notre trou, épuisés par le froid et d' avoir été si serrés. Chacun de nous reçoit une gamelle de thé chaud, après quoi nous fixons le treuil au rocher au moyen de pitons. Hellepart de Munich bouclait solidement sa ceinture.

- FertigFertig!

Gramminger l' attacha au bout du câble d' accier. Un instant après son casque blanc avait disparu sous la corniche. Seul l' émetteur que Hellepart emportait avec lui se balançait encore derrière la crête glacée, puis cela même disparut. Mètre après mètre, le câble d' acier se déroulait. Une demi-heure passa; puis une heure, deux heures. Friedli, le récepteur colle à l' oreille, restait debout sur la crête.

- Quoi? Tu ne vois rien? Tu es sûrement trop à droite; essaie de balancer vers la gauche.

Un peu plus tard: Petite Scheidegg! Petite Scheidegg! Dites à Hellepart dans quelle direction il doit descendre. Le voyez-vous?

A la petite Scheidegg, Fritz von Almen scrutait la paroi avec ses fortes jumelles. Lui aussi avait un radio-téléphone et put diriger Hellepart.

Le tambour du treuil dévidait régulièrement le filin Tous les 100 mètres, le câble était marqué d' un repère. Deux de ces marques avaient passé; la troisième approchait. Les heures se traînaient, interminables. Friedli pressait les écouteurs contre sa tête. Nous retenions notre souffle.

- Vous êtes à la tente du bivouac. Quoi? Seulement un homme? Corti! Les Allemands ne sont pas là?

Ces mots nous bouleversèrent. Les Allemands n' étaient pas là. Hier soir nous espérions les sauver tous; cette nuit au moins trois, et maintenant.... On pouvait prévoir le pire. Friedli criait maintenant dans le téléphone:

- Demande à Corti, demande-lui ce qui est arrivé aux Allemands.

Mais Corti ne savait que sa langue maternelle, et Hellepart que l' allemand. Nous ne saurions rien jusqu' à ce que Corti soit en haut. De nouveau une longue attente. Quelque part là dessous, dans la paroi, Hellepart amarrait Corti sur son dos. Finalement il hurla dans le téléphone: « Tirez », et nous commençâmes à tourner la manivelle du treuil.

- Sapristia va dur. L' engin grinçait et se bloquait à chaque instant. Evidemment, la pression et la friction du câble sur la corniche et les rochers étaient trop grandes.

- Si ça continue comme ça, nous n' en aurons pas fini avant la nuit.

Gramminger décida d' abandonner le treuil, et dès lors nous fûmes tous à tirer de toute la force de nos épaules et de nos jambes. Cet effort nous faisait oublier que des deux côtés de la crête où nous marchions se creusaient d' affreux précipices. Des heures passèrent. Nos mouvements devenaient de plus en plus lents. La dure fatigue de la veille avait réduit nos forces. Hellepart n' était réellement descendu que 300 mètres? Il nous semblait qu' il était allé jusqu' au pied de la paroi, sinon il y a longtemps qu' il aurait dû être en haut. Le visage de Tom était pourpre de fatigue; ses lèvres serrées n' étaient qu' une ligne violette.

- Plus vite! plus vite! Corti s' évanouit.

Friedli lâcha le récepteur et joignit son poids aux nôtres. Dix heures, onze heures. Le ciel n' était plus qu' un couvercle sombre et sinistre. La sueur ruisselait de nos fronts. A chaque instant, l' un de nous levait la main pour essuyer les larmes brillantes qui coulaient dans ses yeux. Le seul bruit était celui de nos respirations précipitées, haletantes.

- Achtung! Langsam! Ils arrivent; enfin!

Le casque de Hellepart surgit au-dessus de la corniche. L' homme s' écroula sur la neige, et nous détachâmes Corti de ses épaules. Le visage de l' Italien était couvert de sang; une figure barbouillée, exténuée. Même soutenu, il eut peine à gagner la grotte du bivouac. Là, il ferma les yeux et voulait dormir. Dans l' état où il se trouvait, on ne pense pas à autre chose. Hajdukiewicz, mon frère et Friedli arrachèrent les souliers de ses pieds à moitié gelés, lui firent un pansement et lui donnèrent à manger. Mais nous voulions savoir ce qui était advenu des deux Allemands, Cassin nous traduisit quelques brèves phrases:

- Ils ont laissé Longhi, n' ayant pas la force de le hisser. Claudio est parti avec les Allemands, lui en tête de cordée. Ils ont continué à grimper jusqu' à hier. Lui a fait une chute, se blessant à la tête et aux mains. Les trois ont alors bivouaqué. Tôt le matin, les Allemands sont partis, lui laissant tout l' équipement, disant qu' ils allaient au sommet, chercher du secours pour lui et pour Stefano. Eux aussi étaient à bout de forces, n' ayant rien mangé depuis plusieurs jours.

Nous reprenons quelque espoir. Peut-être les Allemands sont-ils encore en vie. Ils n' ont pas atteint le sommet, mais ils peuvent être arrêtés 100 ou 200 mètres en-dessous. Us se sont peut-être endormis comme Corti, ce qui expliquerait que Hellepart n' a pu les apercevoir. Il faut que l' un de nous redescende.

- Et Longhi?

Il était midi. Le ciel était de plomb. Quelques flocons commençaient à voltiger le long de la crête. Un vent glacial nous transperçait. Nous songions avec appréhension à la descente de la pente de glace du flanc SW, maintenant recouverte de neige fraîche. Nous pouvions tous y perdre la vie. Il fallait descendre avant que les avalanches bloquent la voie du retour, dans trois ou quatre heures au plus. Nous n' avions pas le temps de sauver Stefano, le pauvre Stefano demeuré seul et qui, maintenant, doit avoir perdu toute foi en l' homme Mieux vaut n' y pas penser.

A sont tour, Lionel fut harnaché de courroies et nous lui fixâmes le walkie-talkie x sur le dos. Coiffé du casque de Hellepart, il disparut derrière la corniche. Le tambour du treuil se mit à tourner, tourner, vite, trop vite - mais le ciel au-dessus de nos têtes n' attendait pas. 100 m, 200 m. Le téléphone nous transmit les appels de Lionel: « Allemands! Günther! Franz! » Nous entendions ses pieds racler la roche tandis qu' il passait d' une nervure à l' autre, scrutant chaque encoignure du rocher. Un vilain brouillard gris glissait sur le flanc de la paroi, chassé par le vent dans chaque fissure, et aveuglant les yeux de Terray: « Allemands! » Soudain, une voix faible et lointaine lui parvint des profondeurs. Longhi! La voix se perdit dans les plaintes lugubres d' une violente rafale. Après coup, Lionel nous confia que le bruit du vent, en étouffant les appels de Longhi, lui avait sauvé la vie. Sinon, il aurait peut-être tenté quelque chose d' insensé.

Il commençait à neiger pour de bon. La batterie du walkie-talkie faiblissait. Friedli put juste entendre Lionel criant: « Tirez, je remonte; les Allemands n' y sont pas. » Nous empoignons le câble. Il est plus léger et, hélas! son poids n' augmentera pas. Les Allemands doivent être tombés le matin entre 5 h. et 5 h. 30, alors que nous montions à l' Eiger. Ils étaient trop épuisés pour atteindre le sommet par leurs propres moyens. C' est pourquoi von Almen, à 5 h. 30, n' a vu personne au bivouac.

Malgré les moufles, le câble nous coupe les mains. Nous tirons de toutes nos forces et, à 3 h. de l' après, Lionel est de retour au milieu de nous. La neige tombe lentement en énormes flocons. Il est difficile d' imaginer qu' une scène si paisible recèle tant de danger. Et Longhi? Quel-ques-uns d' entre nous ne peuvent accepter l' idée de l' abandonner. Friedli, malgré une blessure à la jambe faite par un piolet, serait dispose à risquer le tout pour le tout:

- Quelqu'un doit essayer de descendre auprès de Stefano!

Mais maintenant il est trop tard. L' air est chargé d' électricité. Le tonnerre gronde sur l' Ober bernois. Piolets, marteaux et pitons commencent à tinter et faire des étincelles. La neige fraîche efface les marches taillées dans la glace. Friedli voit bien qu' il n' y a qu' une seule décision possible: le retour:

A partir de ce moment les choses marchent rondement. Nous abandonnons sur place tout le matériel superflu, le treuil, des centaines de mètres de câble d' acier. Claudio est tire de la grotte et arrimé sur le dos vigoureux de Lionel qui, assuré par des cordes, avance en chancelant le long de l' arête de glace, tandis que nous comptons ses pas. Il arrive enfin au bout de la crête sommitale. Devant nous plonge la pente de glace du versant SW, longue de plus d' un kilomètre. Nous mettons Corti dans un sac de couchage, l' enveloppons dans une toile caoutchoutée et le ficelons solidement sur une luge de métal. Deux cordes, tenues chacune par trois hommes, sont fixées à la 1 Appareil de transmission à la fois émetteur et récepteur.

luge qui dévale lentement la pente avec son chargement qui grommelle en italien. Les deux cordes passant sur mon dos et sur celui de mon frère. Je ne sais ce qui était le plus pénible, de la pression des cordes qui nous coupent la respiration, ou de l' idée que toute l' équipe, aveuglée par la bourrasque, peut à chaque instant être entraînée à la mort.

- Vingt mètres. Dix mètres. A bout de corde!

Les hommes au-dessous de nous taillent de petites marches, plantent de longs pitons dans la glace puis continuent, silhouettes confuses bientôt invisibles dans la neige. Plus de corde!

Les mouvements de cette espèce de chenille arpenteuse étaient lents, mais rythmés Il faisait de plus en plus sombre. Etait-ce l' effet des nuages ou le crépuscule? Il était six heures du soir.

Avant d' affronter la partie la plus raide de la pente de glace, nous fîmes halte. Riccardo remarqua sur l' arête ouest un petit balcon rocheux d' où l'on pouvait voir l' Eigerwand. La sombre paroi était à peine visible à travers les tourbillons de neige. Quelque part, là-bas, était Longhi. Riccardo mit ses mains en porte-voix et cria jusqu' à en devenir livide:

- Longhi! Stefano! Nous reviendrons te chercher demain!

Que pouvait-il faire d' autre? Il mentait, non pas tant à Stefano qu' à lui-même. De la paroi, étouffée par la distance, vint la réponse désespérée de Stefano: Amis! Faim! Froid!

Stefano ne demandait pas de secours. Il savait que c' était maintenant impossible. Mais ses paroles firent fondre la neige sur nos visages et ruisseler le long de nos joues. D' un geste d' animal condamné, Riccardo passa la main sur son front. Le seul bruit venant maintenant de la paroi était le chuintement monotone des coulées de neige.

Nous reprîmes la luge en mains Toutefois, il était impossible de gagner cette course contre la nuit hâtée par la neige et le brouillard; nous ne devons pas rejoindre la station d' Eigergletscher ce jour-là. Il fallait chercher une place pour bivouaquer. Nous nous groupâmes autour de quelques îlots de rocher émergeant de la glace. Nous étions trempés. A cette altitude il ne gelait pas; la neige fondait rapidement sur nos pantalons et nos vestes de duvet.

- Est-ce que nous bivouaquons ici?

En guise de réponse, ce furent les craquements secs d' une chute de pierres. Toutes les têtes se tournèrent vers le haut. Quelqu'un cria: « Verflucht! » De gros blocs venaient sur nous à grands bonds. L' un d' eux frappa la corde entre Nowicki et Berbeka. Le choc les fit basculer; hommes et pierres filèrent sur la pente à une vitesse effrayante, entraînant les 60 mètres de cordes retenant la luge.

- PolaccoDamn!

Chacun criait en essayant de se libérer du fouillis des cordes emmêlées. C' est la fin, pensai-je; nous allons tous être balayés comme de la poussière. Mais Berbeka et Nowicki, labourant la pente de leur piolets, réussirent à freiner puis à arrêter leur glissade. Ils restèrent un instant immobiles sur la glace, dans une attitude d' attente et d' épuisement, puis ils se relevèrent et remontèrent vers nous, les jambes vacillantes. Sapristi!

Le sang coulait sur le visage livide de Berbeka. Tom était un peu en amont de nous. Son front et ses joues étaient aussi blêmes que ceux de Berbeka. C' est lui qui avait déclenché les blocs fatals.

La nuit vint. La neige tombait de plus en plus dense. Nous trouvâmes une étroite plate-forme sur laquelle nous nous serrâmes tant bien que mal, en nous couvrant des toiles de bivouac. Avec le reste de notre gaz butane, nous fîmes du café et du thé. Il n' y avait pas place pour la luge de Corti, qui avait du être laissé 30 mètres plus haut sur un minuscule éperon de glace, enveloppé aussi soigneusement que possible de pèlerines imperméables. Je pris sous le bras un thermos de café et montai vers lui. La couche de neige fraîche sur les rochers et la glace devenait de plus en plus épaisse; assez curieusement toutefois, aucune avalanche ne glissait sur la pente. Avec la main je dégageais les petites prises jusqu' à ce que mes doigts furent engourdis. Où était donc Corti? Finalement je découvris son visage. Claudio gémit:

- Amico, dammi la sigaretta.

Je lui donnai d' abord du café, puis je surveillai la petite lueur rouge venir de plus en plus près de ses lèvres. Il était attaché sur la luge, incapable de remuer. Je dus lui enlever le mégot de la bouche.

Le tonnerre grondait. Des étincelles bleuâtres se détachaient de tous les plis de mon anorak. Bien qu' elle ne fût que d' une trentaine de mètres, la descente me parut interminable. Je vins m' asseoir entre mon frère et Rubinowski et laissai couler les heures. Nous grelottions comme si nous avions de la fièvre.

- Riccardo! Riccardo! appela Claudio d' une voix plaintive. Il avait peur de la solitude.Ricardo! Amico!

Cassin ne voulait pas quitter Rigio qui ne se sentait pas bien; c' est Lionel qui se leva. Il se battit les flancs de ses bras comme un cocher de fiacre, puis disparut dans l' obscurité. Le froid et l' humi épuisaient le reste de nos forces. Je fermai les yeux; du temps passa. Lionel revint et se pencha sur moi en vacillant. Zucker? demandai-je.Si, si. Les langues bégayaient; nous confondions les nationalités. Il fouilla mon sac pour prendre sucre et chocolat; mais j' avais peine à avaler.

La nuit ne voulait pas finir Un grande silence pesait sur nous; nous n' avions même plus la force de jurer. Enfin une aube laiteuse commença à percer la nuit.

!'Debout! De tous côtés on entendait se plaindre de pieds et mains glacés. Les membres engourdis craquaient à chaque mouvement. Chacun titubait, et bourrait son voisin de coups de poing dans les côtes. Les visages blêmes et bleuâtres grimaçaient de douleur, mais c' était le seul moyen de se réchauffer. Les poings devaient faire l' office de thé.

- Héé!

Nous ne pouvions en croire nos oreilles. Quelqu'un montait vers nous. Au bout d' une minute, nous distinguâmes six hommes taillant des marches dans la glace. C' étaient les guides de Grindelwald. Silencieux, ils se tinrent devant nous et attendirent. Finalement, l' un d' eux tendit vers Gramminger une main hésitante. Gramminger ne savait comment réagir; il nous consultait du regard. Pendant de longues secondes la main de l' homme de Grindelwald resta étendue en l' air. Je serrais les poings. Finalement, toutefois, Gramminger fit ce qui était probablement le mieux: il saisit la main et la serra vigoureusement. Nous respirâmes plus à l' aise.

Ensuite, rapidement, on s' occupa du transport de Claudio, abandonnant maintenant sur la neige ce que nous avions estimé hier utile de prendre avec nous, le walkie-talkie.

A mesure que nous descendions, nous trouvions nombre de gens venus à notre rencontre. Ils se tenaient sur chaque palier et nous versaient du thé chaud. Pour finir, il y en eut tellement que nous pûmes leur remettre la luge et Claudio. La tension de ces derniers jours relâchée, nous traînions le pas, sans force et sans désirs. La nouvelle, encore non confirmée, que Longhi était mort au cours de la nuit nous obsédait. Parvenus sur un large palier, nous fîmes halte. Nous savions que la foule nous attendait à la station d' Eigergletscher, et nous désirions être entre nous pendant quelques minutes encore. Je ne sais qui tira de sa poche un flacon de cognac; chacun de nous en prit une lampée.

- Bravo les Allemands!

- Bravo les Français!

- Bravo les Polonais!

A 2 heures de l' après nous faisons notre entrée dans la station d' Eigergletscher. Une nuée de reporters se précipitent vers nous. La silhouette gigantesque de von Almen les domine de la tête. Il vient à notre rencontre la main tendue. Son visage est empreint de fatigue et de tristesse. Il nous confirme ce que nous avons soupçonné: Longhi ist in der Nacht gestorben. Nos gorges se serrent: Stefano, que nous n' avons pu sauver, est mort1.

Silencieusement, nous descendons au sous-sol où se trouve le séchoir. Un gros homme se précipite au-devant de Hellepart et lui crie, hors d' haleine:

- Est-ce vous qui avez sauvé Corti?

Un instant, je crus que Hellepart allait le frapper. Le piolet tremblait sans sa main. Il se borna à lui hurler au visage:

- Corti a été sauvé par 30 personnes, entendez-vous! 30 personnes de six nationalités.

Tard dans l' après, le train nous ramena à Grindelwald. Nous nous glissâmes sous nos tentes. Herma, Berta et Madame Knipper nous donnèrent du thé. Mais je ne pouvais oublier le visage de Claudio sur lequel grimaçait un sourire. J' étais triste, affreusement triste que trois autres, deux Allemands et un Italien, ne pussent sourire comme lui.

Devant la tente bouillonnaient les flots opalescents de la Lütschine Blanche. Et la pluie d' été avait le parfum des foins2.Traduit et adapté de l' anglais par L. S. ) 1 Quelques années plus tard, le corps de Longhi a été récupéré par une équipe de guides oberlandais.

2 Dans son dernier livre, Les conquérants de l' inutile ( Gallimard, 1961 ), Lionel Terray décrit l' opération de sauvetage à l' Eiger ( pages 270 et sq. )

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