Un accident
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Un accident

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Elle était bizarrement assortie la caravane que nous avions composée pour faire l' ascension du Balmhorn par le versant de Loèche: un apiculteur neuchâtelois, grassouillet, court sur pattes, sourd comme un pot; un pasteur vaudois, long et sec comme un échalas, et qui venait justement de faire le Weisshorn et la Dent Blanche; un Allemand mince, fluet, blond fadasse, affligé, comme nous l' apprîmes plus tard, d' une lésion au cœur; un avocat valaisan très remuant, très loquace, grand chasseur de chamois; un jeune Français timide et doux qui en était à sa première ascension; l' auteur de ces lignes, encore novice mais déjà bien entraîné; enfin le guide, un type tout en barbe, hâbleur et ignorant, et ses deux fils, jeunes encore, mais grimpeurs émérites: un ensemble aussi disparate que possible, une réunion de contrastes et de disproportions, tout ce qu' il fallait pour qu' il nous arrive quelque aventure, et cela ne manqua pas.

Si j' entreprends de conter cet épisode tragique, c' est dans une double intention: pour montrer, d' abord, à quels dangers on s' expose en s' engageant dans une expédition sérieuse avec des compagnons inconnus, raccolés de bric et de broc; pour tâcher, ensuite, de reconstituer et d' expliquer les phases de l' accident qui marqua la fin de notre équipée, et pour essayer aussi de fixer l' attitude de chacun au cours de ces moments critiques. Les principaux acteurs de ce petit drame ne sont plus, il n' y a donc pas d' indiscrétion à rappeler une aventure que nous avions décidé de cacher le plus longtemps possible.

Le versant sud du Balmhorn, celui qui domine Clavinen et la Fluhalp, n' est que rarement emprunté par les alpinistes: il est abrupt, coupé de parois noires, sillonné de vires herbeuses, de corniches de schiste délité, par lesquelles on atteint le Zagengrat près de la dépression que cette arête en ruines dessine au pied du Rinderhorn. A vrai dire, ce n' est pas une ascension difficile, mais, à cause de la nature même de la montagne, elle exige beaucoup de prudence et d' attention; si l'on y rencontre quelques cheminées amusantes à gravir, ce versant n' offre cependant aucun passage qui soit vraiment caractéristique et intéressant.

Partis de Loèche après midi, nous avions bivouaqué au-dessous de la crête, puis, à l' aube, nous avions abordé l' arête de neige et de glace qui monte assez raide au sommet du Balmhorn. C' est alors que, pour la première fois, l' Allemand prit mal. On le hissa péniblement et, à six heures, nous touchions la cime par un froid intense qu' une bise violente rendait plus perçant. L' Alle, qui ne pouvait plus respirer, s' évanouit et, dès lors, ce ne fut plus qu' une loque humaine qu' il fallut descendre tant bien que mal, l' un le soutenant par le bras, l' autre plaçant ses pieds dans les marches ou sur les prises, un autre, au-dessus, tenant solidement la corde passée autour du piolet ou d' un bec de rocher; travail éreintant, énervant au possible, qui nous obligeait à nous relayer de quart d' heure en quart d' heure.

Nous descendîmes ainsi paroi après paroi, cheminée après cheminée, et, sans encombres, nous arrivâmes au dernier saut de rochers, à la dernière che- minée au bas de laquelle nous allions pouvoir nous décorder et prendre un peu de nourriture dont nous avions grand besoin: il était passé midi et, depuis quatre heures du matin, nous n' avions rien mangé de substantiel; la soif nous dévorait et nous souffrions aussi de la chaleur intense qui se dégageait des rochers surchauffés par un soleil implacable.

Toujours portant l' Allemand qui geignait doucement, la première cordée descendit la cheminée haute d' une dizaine de mètres, au bas de laquelle dévalait un court pierrier aboutissant à un nouveau saut de dix à quinze mètres. Un peu à droite, en longeant la base de notre paroi, on aboutissait à une petite combe herbeuse au delà de laquelle la descente n' offrait plus aucun danger.

L' Allemand fut déposé sur le gazon parsemé de fleurettes, à l' ombre d' un rocher. L' avocat nous héla: « Qui est-ce qui a du cognac? Il vient de perdre connaissance. » — Moi, dit le pasteur, je vous le donne dans une minute.

Cette minute devait durer une bonne demi-heure.

Notre cordée entama la descente. Le pasteur se tenait au haut de la paroi; moi-même, au-dessous de lui, aux trois-quarts de la hauteur, je laissais filer la corde en soutenant l' apiculteur qui cherchait longuement et laborieusement les prises instables. L' un des fils du guide, premier de la cordée, avait déjà gagné le pied de la cheminée. L' apiculteur atteignit l' extrémité de sa longueur de corde; je lui criai de s' arrêter; il n' entendit pas et continua de descendre. Je tirai sur la corde qui lui scia les reins, il maugréa, mais comprit le signal et s' immobilisa.

M' étant tourné, j' avertis le pasteur que j' allais m' ébranler. A mon appel, il s' approcha du bord de la paroi et se pencha un peu pour voir, je suppose, ce que nous faisions. Soudain, sans que rien l' eût fait prévoir, il poussa un cri rauque, plongea dans le vide la tête la première, lâcha son piolet, ouvrit les bras, tournoya un instant, puis piqua droit en bas.

Dans sa chute, il passa près de moi: je sentis comme une bouffée d' air chaud me frapper au visage et il me sembla entendre un bruit pareil à celui que ferait l' aile puissante d' un énorme oiseau de proie. Instinctivement, je me cramponnai à une saillie de roc, une brusque secousse m' arracha et je fus traîné sur le ventre dans la cheminée... Quelques mètres plus bas, je me raccrochai à un rocher, je restai ferme et résistai à la secousse de la corde violemment tendue, secousse qui fit plier mes reins et me coupa le souffle. Je perçus alors un bruit semblable à celui de pierres s' entrechoquant: c' était le pasteur qui, la tête en avant, arrivait sur le pierrier... Tout cela ne dura que quelques secondes qui me parurent abominablement longues.

Le fait que j' avais pu me retenir empêcha le pasteur de rouler plus bas, de nous entraîner peut-être et de nous jeter au pied de la deuxième paroi.

Il s' écoula plusieurs secondes avant que j' eusse repris mon souffle. Je regardai en bas. Ceux de la première cordée, immobiles, paralysés de stupeur, ne faisaient pas un geste, ne disaient pas un mot; l' apiculteur, assis sur un caillou, s' éventait béatement avec son chapeau et regardait de tous côtés avec des yeux égarés; le fils du guide, en se grattant la tête, fixait stupidement le pasteur qui, à deux pas de lui, à quatre pattes sur le pierrier, laissait dégou- liner le long de son nez et sur ses joues des filets de sang qui tachaient de rouge les cailloux grisâtres.

Puis, tout à coup, tous se mirent à courir, se hâtant vers le blessé qui d' une voix faible leur disait: « Ce n' est rien... La tête c' est ce qu' il y a de plus solide chez l' homme!... » En un rien de temps nous fûmes au bas de la cheminée et tous réunis autour du pasteur. L' un prit une gamelle et courut chercher de l' eau; un autre voulut décorder le blessé, mais, impatient, nerveux, maladroit, il n' arri pas à défaire le nœud, et la brusquerie de ses mouvements arrachait des plaintes au pasteur qui, toujours à quatre pattes et couvert de sang, répétait d' un ton pleurard: « Vous me faites mal... Doucement... Allez doucement... doucement... doucement... » Sur les pierres, les flaques de sang s' élargissaient, le porteur d' eau ne revenait pas, on ne trouvait pas de bandes de pansement... Chacun s' éner, s' agitait, gesticulait, tout le monde parlait à la fois de manière incohérente. Tranquillement assis sur sa pierre, l' apiculteur continuait à s' éventer avec son chapeau tout en souriant à l' avocat valaisan qui le gourmandait: « Avez-vous des bandes de pansement? Ou des mouchoirs propres? Quoi? Naturellement, il n' y comprend rien! » Mettant ses mains en cornet et haussant la voix, il reprit: « Des bandes de pansement? Des mouchoirs, je vous demande, en avez-vous?»Oui, c' est un chapeau mou...! répondit l' interpellé.

— Ah, tonnerre de tonnerre, rugit l' avocat, qui est-ce qui m' a flanqué une moule pareille, un crétin, un abruti, un triple imbécile de ce calibre-là?

— Merci bien, dit l' apiculteur, je me trouve très confortable ici. Et l' avocat revint vers nous en haussant les épaules.

Enfin, le porteur d' eau revint. On lava les blessures du pasteur étendu sur les cailloux, et comme personne, par une négligence inconcevable, ne possédait de bande de pansement, on lui entoura la tête de mouchoirs retenus par un foulard. Avec précaution nous l' aidâmes à gagner la tombe voisine où nous L' installâmes à l' ombre d' un gros bloc. Cela fait, nous le dévêtîmes en partie et nous pûmes constater qu' il n' avait heureusement rien de cassé; il s' en tirait à bon compte: trois trous dans le cuir chevelu, un bras et une jambe passablement meurtris et des côtes froissées, mais e' en était assez pour le faire souffrir cruellement bien qu' il essayât de ne pas le laisser paraître. Il demanda du cognac pour se remettre un peu de cœur au ventre, mais, dans la chute, le flacon s' était brisé dans son sac.

En voyant les débris de la bouteille, l' apiculteur se réveilla de sa torpeur, il comprit ce que l'on voulait et produisit une gourde de kirsch qu' il avait dans sa poche. « Il fallait me demander, dit-il, je vous l' aurais donnée tout de suite! On dirait que vous ne savez pas parler! » Soutenu par des sacs, le pasteur se mit à somnoler, les traits de sa figure ensanglantée se crispant douloureusement à chaque mouvement qu' il faisait.

Alors nous nous regardâmes: je n' oublierai jamais ces physionomies aux traits tirés, ces yeux hagards, ce teint verdâtre ou cireux, cette sueur qui tom- bait de nos fronts. C' est que l' émotion avait été grande, nous avions véritablement échappé à un accident autrement plus grave. Puis nous songeâmes à boire, car nous avions tous la gorge affreusement desséchée, et nous déballâmes aussi quelques provisions.

C' est alors seulement que nous pensâmes à l' Allemand dont nous avions oublié jusqu' à l' existence et qui, toujours évanoui, gisait derrière un autre bloc. Des compresses d' eau glacée et des gouttes d' Hoffmann lui firent reprendre ses sens, puis nous le portâmes auprès du pasteur, afin d' avoir nos deux éclopés à portée du regard.

Je me rappellerai toujours la stupeur de l' Allemand quand il vit le pasteur avec des linges sanglants autour de la tête; je n' oublierai jamais ses yeux épouvantés, ni la crise de pleurs qui le secoua pendant plusieurs minutes, lorsqu' on lui eut appris l' accident qui était arrivé et dont il se croyait responsable.

Et nous partîmes tous d' un bruyant éclat de rire qui n' était, certes, pas de circonstance, qui n' était pas une manifestation de gaîté, mais bien l' effet d' une réaction de nos nerfs tendus à l' excès pendant cette demi-heure tragique.

Puis ce fut le retour à Loèche avec nos deux malades que nous soute-nions en nous relayant. Une vraie retraite de Russie moins le froid et la neige. Ce fut la descente interminable, lente, des gazons coupés de pierriers, ce fut l' arrivée à l' alpe de Clavinen et le retour par les chemins où, à cette heure, les baigneurs se promènent après leur thé.

Honteux de notre équipée, nous faisions des prodiges pour éviter les promeneurs, pour dissimuler le pasteur: à la moindre alerte, nous cachions les blessés derrière un chalet, dans un bosquet, puis nous repartions l' œil au guet. Par des venelles désertes, tortueuses, par des cours ignorées, nous pénétrâmes dans le village et chacun s' esquiva de son côté pour regagner qui son chalet, qui son hôtel.

Nous avions convenu de ne souffler mot de notre aventure, mais il fut impossible de la tenir longtemps cachée: à la suite d' une indiscrétion inévitable, tout Loèche sut, le soir même, qu' un grave accident était arrivé: on parlait couramment de plusieurs blessés, d' un mort, et nous eûmes toutes les peines du monde à nous dérober aux questions des importuns qui nous harcelaient, s' attachaient à nos pas, venaient nous relancer dans nos chambres.

L' Allemand dut garder le lit pendant plusieurs jours et, des lors, il renonça fort heureusement aux ascensions en haute montagne. Le pasteur fut plus longtemps à se remettre, il perdit sa confiance en lui-même, ne se risqua plus dans les endroits difficiles, et sa mort prématurée, survenue peu d' années après, fut, assure-t-on, une conséquence de cet accident dont la cause ne fut jamais nettement établie: à en croire le pasteur et nos propres observations, notre compagnon avait été la victime d' un vertige subit cause par l' insuffisance de la nourriture, la fatigue et la chaleur excessive.

« Fatalité, disait quelques jours après l' apiculteur, cela devait arriver, puisque c' était un vendredi, et un vendredi 13 par-dessus le marché! » Egm. d' Arcis.

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