Un vieil homme découvre le ski
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Un vieil homme découvre le ski

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Par Lucien Tremlett

Voilà, j' entrais dans la cinquantaine sans avoir tâté des sports d' hiver. Donc je n' en tâterais jamais. Je resterais le seul à ne rien comprendre au cha-rabia que mes amis skieurs emploient pour se conter leurs prouesses. J' étais un brin vexé, je l' avoue, mais je n' allais pas, à mon âge, quitter la tiédeur du home pour me congeler dans des endroits haut perchés... Ah! la sacrée propagande touristique, je puis dire qu' elle m' a eu! Avec ses photos mirifiques, ses descriptions mirobolantes de liesses inconnues bref j' ai mordu à l' appât, je suis parti. Qui l' aurait cru? Et je repartirai.

D' abord il a fallu m' équiper selon les règles de la bienséance sportive. Un jeune vendeur m' a décidé à m' affubler d' un seyant costume de ski bleu marine, qui se distingue, à part son élégance, par des parements de cuir de même couleur aux épaules, aux genoux et aux coudes. Car, m' a confié le vendeur, les jointures jouent un rôle capital dans la pratique du ski et cela nécessite une protection ad hoc. Je passe sur le reste de l' équipement: sac, lunettes et lainages variés, etc. Il ne me manquait rien, sauf les skis, que je comptais acheter sur place, mais j' avais déjà dépensé une petite fortune et je me demandais si j' allais vraiment partir pour une station de sports d' hiver ou m' em, direction nord, pour la banquise et les régions polaires.

Essayons toujours. Dans le train on s' écrase. A l' arrivée, on s' écrase encore dans le car monstre qui, après avoir défié toutes les lois de la pesanteur, vous rejette ses voyageurs quelques centaines de mètres plus haut, devant une autre petite gare, d' où un engin bizarre, accroché à un câble d' acier vous hisse sur un plan quasiment vertical à des altitudes vertigineuses. Vous vous attendez à retrouver vos sensations de l' arc de Triomphe et de la Tour Eiffel. Ce n' est pas ça. Vu de la tour, l' homme est une fourmi, mais tout se rapetisse à proportion. Au-dessus de soi, l'on a toujours le ciel et le soleil qui ne changent pas. Dans cette cage d' ascenseur, on dirait que la terre grandit à mesure. Plus on s' élève et plus on découvre au-dessus de soi de ces excroissances démesurées qui surgissent de toutes parts, et tout cela si blanc, si éclatant, que les yeux vous en font mal. Je plains les hommes qui vivent avec ces choses-là au-dessus de leurs têtes. Et dire qu' il y a des fous qui trouvent du plaisir à escalader ces montagnes! Pour moi, je regrette déjà mon cinquième, qui est bien assez haut pour moi, les jours où l' ascenseur fait défaut.

Enfin, la terre s' immobilise — le monte-charge est arrivé. Le spectacle qui m' attend, au sortir de la gare, ne laisse pas de me surprendre. Il y a des autos, des traîneaux, des cars, du monde, une rue avec des boutiques, des brasseries... on se croirait sur les boulevards. Allons, voilà qu' on se retrouve un peu chez soi! Il ne manque que le macadam, mais ce bitume blanc a son charme.

Une fois installé dans le traîneau qui m' emporte légèrement au son des grelots des deux coursiers empanachés, je commence à trouver que la neige a du bon, ah mais, tout à fait. Quand je pense à leurs saletés d' autobus, qui puent, là-bas dans les villes. Des tapis, des larbins, c' est l' hôtel, où j' ai retenu ma chambre. Décidément, aux sports d' hiver on fait bien les choses! C' est l' heure du dîner. Le bar est plein de décolletés et d' habits. Ah, il s' est bien payé ma tête, le copain qui m' a fait m' attifer d' un costume de ski et m' a conseillé d' emporter à tout hasard mon smoking le plus défraîchi.

Le lendemain matin, tôt levé, je vais aux renseignements chez le concierge de l' hôtel. Ces concierges sont d' une courtoisie confondante; il ne sourcille pas en me voyant équipé comme je suis. Il comprend tout, il sait tout, il m' informe de tout avec une condescendance infinie. Ces concierges suisses, mais on en ferait ailleurs des ministres ou des ambassadeurs!

Dûment renseigné et rassuré sur la réalité des sports d' hiver, je commence par faire l' emplette d' une paire de ski dernier cri, puis, toujours sur les conseils de mon aimable mentor, je m' inscris, non sans appréhension, à la classe des débutants de l' école de ski.

Même prévenance chez le professeur — il semble ne point remarquer mon âge, mon esthétique de citadin replet; à peine jette-t-il un coup d' œil furtif à mes parements de cuir et parties de mon individu qui ne sont pas à l' aligne. Sans doute, c' est l' air de la montagne qui incline tout le monde au sourire. Et comme je me sens loin déjà de la ville, de son agitation, de ses bagarres.

Hier, j' ai pris ma dixième leçon de ski. Je suis souvent tombé des nues, mais de ma vie, vraiment, je n' ai tant chu sur mon derrière. Et ce n' est rien de choir dans la neige, il faut encore se relever! C' est inouï ce qu' un homme peut être gauche, emprunté, maladroit, lorsqu' il s' est laissé raidir par l' âge. Empêtré dans mon attirail de skieur, j' étais comme un de ces gros hannetons, renversé sur le dos, qui battent l' air de leurs pattes. On a du mal è se faire à l' idée que les skis sont faits pour glisser et que le centre de gravité doit suivre. Le professeur a beau répéter: « Le corps en avant, les genoux en avant et fléchis, etc. », c' est plus fort que moi, je me raidis et me renverse en arrière dès que mes lattes filent en avant. Manie de sédentaire, pour qui la position assise est une seconde nature. Mais ces premières leçons n' ont pas été sans résultat. J' ai soumis mon anatomie à des exercices involontaires, tels que contorsions, reptations et dislocations partielles, auxquels elle n' était certes pas accoutumée. J' y ai gagné quelque souplesse et beaucoup de courbatures. Ces efforts fructueux m' ont révélé que le corps humain est une prodigieuse machine, dont la plupart des rouages restent inemployés et dont le commun des mortels ne sait pas tirer parti. Nous les constatons bien chez les acrobates et les athlètes, mais nous n' avons aucune envie de les reconnaître et de les développer en chacun de nous, par un entraînement progressif. C' est en nous préparant au ski que nous constatons la prodigieuse inaction physique à laquelle nous condamnent la vie moderne, son confort et son machinisme. Comme on se trouve sot d' avoir si longtemps négligé cet admirable mécanisme humain et ses forces latentes! Mais aussi quel plaisir que de se rapprendre à soi-même! Avec ses 50 ans, on se croyait remisé au vieux fer, et l'on se découvre jeune homme, ou presque...!

En assistant l' autre jour à la présentation d' un film sur la technique du ski, destiné aux élèves du cours, je ne me lassais pas d' admirer l' harmonie des attitudes et des mouvements du skieur, dont le ralenti faisait ressortir l' euryth parfaite. Le ski tient de la danse, mais c' est la danse à travers l' étendue.

Ce n' est pas impunément qu' on découvre, les skis aux pieds, les beautés de la nature hivernale. Je vivais jusqu' ici en citadin blasé, je ne croyais qu' aux plaisirs de la ville, avec le repos obligé à la mer ou à la campagne. Une porte vient de s' ouvrir sur d' autres horizons, sur d' autres sensations. Je découvre le monde dans le silence des hauteurs, des vastes champs de neige. Et ce faisant, je me découvre un peu moi-même. Il me semble que j' ai laissé à la plaine un vieil homme que je ne retrouverai plus.

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