Une importante caverne du Jura vaudois : le gouffre du Petit Pré de Saint-Livres
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Une importante caverne du Jura vaudois : le gouffre du Petit Pré de Saint-Livres

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PAR JEAN-PAUL GUIGNARD, LE SENTIER

Avec 5 illustrations ( 122-126 ) Trois jeunes spéléologues du Sentier, avides de cavités nouvelles, explorent, en été 1957, les étendues sauvages et accidentées qui prolongent en une succession de combes parallèles, le versant sud du Mont Tendre. Avec l' ardeur et l' enthousiasme des débutants, ils furètent partout; aucune fissure, aucune anfractuosité n' échappent à leur attention.

Une petite falaise émerge de la mousse épaisse du sous-bois. A la base de ce banc calcaire s' ouvre un boyau insignifiant, pas plus gros qu' un terrier de blaireau. Engageant sa tête dans l' étroit orifice, un des prospecteurs lance un cri bref. Répercutée par un écho impressionnant, sa voix remonte bientôt des profondeurs, accusant l' existence d' un vide effrayant. Telle se présenta pour la première fois l' entrée naturelle de l' immense gouffre du Petit Pré.

Après de longues séances de désobstruction et d' agrandissement à coups d' explosifs, le boyau d' entrée est franchi et l' exploration peut commencer. De 1957 à 1959, des équipes des sections lausannoise et neuchâteloise de la SSS' atteignent successivement les cotes — 134,230,270 m.

Au-delà de l' étroite fissure qui le relie à l' extérieur, le gouffre prend aussitôt des proportions impressionnantes. Interrompus par quelques paliers assez horizontaux pour offrir aux explorateurs de bonnes conditions de relais, de vastes puits cylindriques se succèdent en une suite d' épuisantes verticales de 40, 80 et 90 m d' un seul jet.

A 250 m de profondeur, la structure du gouffre se modifie brusquement: aux grands puits verticaux fait suite une galerie oblique et tortueuse dont les nombreux obstacles, telles qu' étroitures et barrières stalagmitiques, s' opposent à une progression rapide des spéléologues vers l' inconnu. En 1962, au prix de grands efforts, une expédition parvient à —300 m.

En 1963, l' exploration est reprise par les sections genevoise et lausannoise. Une équipe de pointe est arrêtée à la profondeur de 360 m par un nouveau puits de 35 m.

1 Société suisse de spéléologie. 284 La difficulté des relations entre le gouffre et la surface, due à l' étroitesse de l' orifice naturel, incite les Genevois à pratiquer une ouverture artificielle à travers l' épaisse dalle qui surplombe le premier puits. Entrepris avec l' autorisation de la commune de Gimel, propriétaire du terrain, ce laborieux percement est mené à bien grâce à un important déploiement de matériel, de bonne volonté et d' enthousiasme.

Les 4 et 5 juillet 1964, une équipe de Genevois et de Lausannois s' attaque pour la dernière fois au grand gouffre. A l' extraordinaire profondeur de 426 m, ils sont arrêtés définitivement par une étroiture apparemment infranchissable. Le Petit Pré se classe ainsi comme deuxième gouffre de Suisse, derrière celui du Chevrier au-dessus de Leysin ( —504 m ).

Quelques considérations sur la géologie du gouffre du Petit Pré de Saint-Livres Une profondeur exceptionnelle, une situation géographique et géologique des plus intéressantes, la forme typique de son orifice naturel: en faut-il davantage pour faire de ce grand collecteur le plus complet et le plus caractéristique des nombreux gouffres explorés jusqu' à ce jour le long de la chaîne Mont Tendre–Noirmont? Malheureusement, malgré tous les faits permettant de le considérer comme le prototype des cavités de la région, le Petit Pré pose plus de questions qu' il n' en résout. Les observations effectuées jusqu' ici nous éclairent mal sur sa raison d' être, sa formation, son âge et surtout sur ses relations avec les autres phénomènes géologiques très particuliers qui semblent se concentrer dans son voisinage direct. Aussi, en décrivant brièvement quelques-uns des éléments qui constituent l' intérêt de ce gouffre, essayerons-nous d' effleurer et de dégager les principaux problèmes qui s' y rattachent non pas dans l' intention de leur trouver une explication définitive, mais bien plutôt pour les mettre en évidence et les porter à la réflexion et la critique de ceux que cela pourrait intéresser.

Situation géologique Le gouffre du Petit Pré s' ouvre à une altitude de 1450 m sur le versant sud-est de la chaîne du Mont Tendre, à environ 2 km au sud-ouest du sommet du même nom. Profond de 426 m, son point le plus bas se trouve donc au niveau du fond de la vallée de Joux. Par rapport à la plaine vaudoise, il occupe en hauteur à peu près les deux tiers de la distance verticale qui le sépare des résurgences du pied du Jura.

D' après la coupe géologique du Mont Tendre établie par D. Aubert, on constate que le gouffre est situé en bordure nord-ouest du synclinal du Pré de Saint-Livres, autrement dit dans une zone apparemment assez calme, au pendage régulier et peu accentué ( environ 12° ). Mais ces quelques données seraient un peu sommaires si l'on ne tenait compte de l' aspect tectonique général de l' endroit.

Tectonique La région du Mont Tendre fait partie d' une chaîne anticlinale dont les plis parallèles, à l' excep de celui du faîte, sont peu comprimés. Dans le sens transversal, au contraire, il existe quelques failles plus ou moins obliques, qui sans occasionner de bouleversement dans l' allure générale de la chaîne, déterminent quand même une fragmentation nettement perceptible de la ligne faîtière. Un détail enfin qui mérite d' être relevé: un des plus importants de ces décrochements passe à 150 m seulement de l' orifice du gouffre. Aussi se pose-t-on la question suivante: existe-t-il une relation entre cet accident tectonique et le gouffre lui-même? A notre point de vue, il est assez frappant de constater que cette cavité ainsi que plusieurs autres, plus petites, et dont nous reparlerons plus loin, sont réparties à faible distance les unes des autres sur une ligne légèrement incurvée, dont la direction générale diverge d' environ 30° avec la faille mentionnée plus haut. Nous avons observé, en outre, que toutes ces dépressions karstiques s' ouvraient sur de courtes diaclases légèrement obliques par rapport à l' alignement général. Considérée dans son ensemble, cette fissuration rappellerait à plusieurs points de vue les dislocations qui apparaissent sur une feuille de plexiglas lorsque celle-ci est soumise à certaines contraintes de déformation. Le Petit Pré de Saint-Livres nous apparaîtrait ainsi comme une zone faiblement disloquée par un effet de torsion lié au décrochement. Une seconde question se pose: pourquoi ces phénomènes karstiques sont-ils tous ancrés sur de très modestes cassures alors qu' ils sont pratiquement inexistants tout le long de la zone traversée par la faille principale? Notre hypothèse est la suivante: la majorité des failles avec rejet vertical ou horizontal résultent de contraintes d' écrasement; ainsi les roches voisines des lèvres subiraient à un moment donne des tensions de compression qui les rendraient structuralement plus compactes et plus réfractaires à une corrosion intensive. Les diaclases, au contraire, paraissent provenir, dans les conditions les plus simples, de deux forces de traction opposées. Toutefois un effet plus complexe de torsion et de cisaillement semble être à l' origine de la fissuration observée dans la zone du Petit Pré et il est fort probable que toutes les cavités karstiques des environs ne sont qu' un agrandissement par corrosion de ces dislocations tectoniques.

Le point de vue stratigraphique On a cherche à plusieurs reprises à établir un rapprochement entre la stratigraphie et les différents aspects d' un gouffre. Il est indéniable que la morphologie d' une cavité est influencée dans une certaine mesure par le faciès lithologique des couches traversées. Toutefois, notre opinion est que cette influence reste minime en regard des facteurs tectoniques dont nous avons parlé plus haut. Pour la région qui nous intéresse, notre conviction s' appuie notamment sur les deux faits suivants:

A 1,5 km à l' est du Mont Tendre, se trouve le Gouffre Antoine ( —243 m ) dont la situation géographique et géologique est à tel point semblable à celle du Petit Pré que les liens de parenté existant entre ces deux gouffres semblent parfaits. Il existe cependant une différence notable dans la succession et l' allure générale de leurs puits qui, pourtant, traversent les mêmes couches. Le second fait, encore plus démonstratif, se rapporte au gouffre du Petit Pré lui-même, dont le premier puits, après avoir traverse les calcaires compacts du Portlandien inférieur et du Kimméridgien supérieur, se continue dans le complexe marno-calcaire du Kimméridgien moyen, sans aucune transition et sans perdre sa régularité. Le second puits constituerait probablement un exemple encore meilleur si l'on connaissait plus sûrement l' âge des couches dans lesquelles il est creusé. Car reconnaissons-le, si la stratigraphie de la zone proche de la surface ne pose aucun problème, les parties plus profondes sont mal définies et les explorations effectuées jusqu' ici n' ont apporté, à notre connaissance, que bien peu de renseignements à leur sujet. Pour établir une coupe géologique valable du gouffre, il serait nécessaire d' organiser de nouvelles expéditions au cours desquelles le pendage des bancs et les accidents tectoniques seraient soigneusement relevés. Il faudrait en outre procéder à un prélèvement systématique d' échantillons à différentes profondeurs. Toutefois, dans l' état actuel des choses, l' absence de renseignements précis n' exclut pas la possibilité de dresser une coupe hypothétique qui ait quelques chances de se rapprocher de la réalité, d' autant plus qu' on dispose pour ces pronostics d' un document de première importance: l' étude stratigraphique de la région du Mont Tendre, publiée dans la Monographie géologique de la vallée de Joux de D. Aubert. Le cas est même particulièrement intéressant, puisque cette stratigraphie a été levée à la Pierre-à-Coutiau, sommité qui ne se trouve qu' à 1 km environ du gouffre. Les couches les plus profondes qui affleurent à cet endroit appartiennent au Séquanien inférieur et il ne s' en faut que de quelques dizaines de mètres pour que soit atteint le sommet de FArgovien.

Essayons maintenant de confronter cette excellente coupe verticale avec notre gouffre: ce dernier s' ouvre dans le Portlandien inférieur à une distance horizontale de 40 m du niveau Exogyra virgula. Si l'on considère le pendage de 12° très régulier dans toute la zone environnante, le calcul indique que le premier puits atteint le sommet du Kimméridgien à une douzaine de mètres de profondeur. Faute de mieux, nous allons imaginer pour la suite que ce pendage moyen de 12° se continue en profondeur et, à vrai dire, il n' existe en surface aucun indice qui s' oppose à cette manière de voir. Ainsi le palier de —41 m serait encore situé dans le Kimméridgien compact. Le premier puits abou-tirait à —120 m juste avant les marnes du Banné. Le deuxième puits, un des plus remarquables parmi ceux de nos gouffres du Jura, est d' une régularité et d' une continuité étonnante en dépit de la diversité des couches qu' il doit traverser: remontant en cheminée au-dessus du palier de —134 m, il débuterait dans le complexe marno-calcaire du Kimméridgien moyen, entamerait ensuite les calcaires compacts du Kimméridgien inférieur et prendrait fin à —251 m après avoir traverse 50 m d' un Séquanien supérieur au faciès particulièrement hétérogène et marneux. Ici se terminent les grandes verticales ainsi que nos tentatives d' interprétation. Le gouffre se poursuit par une galerie en méandres, dont la longueur développée est de l' ordre de 300 m. Dans l' ignorance totale de la direction prise par cette galerie, tout point de repère nous échappe. Toutefois, puisque le problème offre un intérêt certain, essayons encore d' examiner quelques probabilités quant à la position stratigraphique du point terminal, dont la cote de profondeur a été évaluée à —426 m. Si le méandre revient plusieurs fois sur lui-même et si nous admettons que son extrémité est dans l' axe des puits supérieurs, le point le plus bas s' enfoncerait à plus de 90 m dans l' Argovien. Même si la projection du gouffre se développait sur le plan horizontal en ligne droite en direction sud-est, il pourrait encore entamer l' Argovien sur une hauteur approximative de 30 m. Mais si, au contraire, il se dirigeait au nord-ouest, où l'on rencontre rapidement la flexure qui, tout en amorçant l' anticlinal du sommet de la chaîne détermine une brusque augmentation du pendage, il faudrait envisager la possibilité extraordinaire qu' il atteigne le Malm inférieur.

Si aucune disharmonie du plissement ne perturbe la disposition des couches en profondeur, il y a en tout cas de fortes chances pour que le gouffre aboutisse en plein dans l' Argovien. Dans l' état actuel de nos connaissances, il s' agirait d' un cas unique parmi les gouffres des environs de la vallée de Joux et nous savons qu' une telle éventualité a déjà suscité maintes discussions.

En ce qui concerne les relations éventuelles entre les phénomènes karstiques et la stratigraphie, nous ne manquerons pas l' occasion qui se présente de mentionner le seul fait ayant révélé une certaine constance dans les observations que nous avons effectuées dans le Jura vaudois: l' apparente affinité des baumes et des dolines pour le niveau à Exogyra virgula, modeste banc de marno-calcaire qui sépare le Kimméridgien du Portlandien. Or, nous avons déjà signalé la proximité de ce niveau par rapport au gouffre du Petit Pré. S' agit bien d' une relation de cause à effet ou n' est qu' une simple coïncidence? Il est encore trop tôt pour se prononcer.

Le complexe karstique de la région du Petit Pré Jusqu' ici, nous avons concentré tout notre intérêt sur le cas particulier offert par le gouffre lui-même. Comme on l' a vu, toutefois, il ne représente pas l' unique phénomène karstique du Petit Pré de Saint-Livres. Dans le même secteur, on a en effet décelé l' existence de 14 autres manifestations caractéristiques de ce type d' érosion, allant de la doline de modeste profondeur au petit gouffre, dont le plus important est la Glacière à Pierrette ( —17 m ). Sept de ces dépressions font partie de l' aligne mentionné plus haut, tandis que les autres paraissent occuper des positions quelconques. Parmi ces dernières, il en est deux qui méritent une attention toute spéciale: ce sont deux fentes de 10 à 20 cm de large, en forme de méandres, portant tous les indices d' une érosion récente et qui, après avoir serpente quelques mètres à la surface du sol, s' enfoncent et disparaissent bientôt dans le sens du pendage, en direction sud-est. L' une est située à 90 m au nord-est du gouffre: c' est la principale. On l' a trouvée par hasard, en dégageant deux étroits orifices, lesquels débouchaient sur un méandre profond de 2 à 3 m. La seconde, qui se trouve à 50 m à l' ouest du gouffre, a été découverte en plein hiver par E. Guignard. Sous l' effet du courant d' air tempéré s' échappant d' un étroit goulet, la neige, pourtant épaisse à l' époque, à cet endroit avait fondu sur une surface de plus de 2 m de diamètre.

Une tentative de désobstruction entreprise au printemps suivant, révéla que le minuscule orifice découvert se prolongeait par un méandre semblable à celui qui a été décrit plus haut. Insignifiantes à première vue, ces deux fissures nous paraissent au contraire fort dignes d' intérêt, car elles ont ceci de commun avec l' orifice naturel du gouffre principal: il est lui-même constitué par un méandre étroit dont on peut encore suivre sur le lapiaz, la trace fossile remplie d' humus, avant qu' il disparaisse sous l' épais banc rocheux qui domine le premier puits. Une telle similitude de forme entre l' orifice du gouffre du Petit Pré et les deux étroits conduits nouvellement découverts n' est qu' apparente ou peut-on envisager que ces méandres sont suivis de grands puits? Une pareille éventualité n' a rien d' improbable, mais seul un important travail de désobstruction pourrait en apporter la preuve. La présence d' autres gouffres de grandes dimensions à une si faible distance de celui que nous connaissons déjà ne manquerait pas de soulever nombre de problèmes intéressants. Le principal est celui-ci: le gouffre du Petit Pré est-il le type du collecteur de la partie supérieure des grands réseaux hydrologiques hypogés, ou n' est qu' un détail géologique particulier mais accidentel et peu représentatif en face d' un nombre immense de microfissures qui drainent les eaux de surfaces vers les résurgences? Ses dimensions, apparemment monstrueuses, ne sont-elles impressionnantes que par la subjectivité de notre échelle de grandeur? Telles sont les questions que l'on est en droit de poser et dont les réponses nous amèneront peut-être à reviser certaines de nos conceptions de bases, considérées jusqu' ici comme les canons de la morphologie karstique.

Perspectives d' avenir Comme on peut en juger, les faits qui viennent d' être évoqués ne permettent guère de conclusion immédiate. Ces quelques propos voudraient, au contraire, être une sorte d' introduction à une étude plus vaste et plus sérieuse que seuls un important travail d' équipe et le concours de spécialistes avertis permettraient de mener à bien. Nous espérons donc que ce tour d' horizon aura une suite. Avec ce qui a déjà été fait et tous les enseignements nouveaux qu' elle pourrait nous apporter, il serait dommage de classer définitivement l' affaire Petit Pré dans les dossiers de la SSS.

* En terminant, nous aimerions adresser nos vifs remerciements à tous ceux qui, par leurs efforts et leur esprit d' équipe, ont contribué d' une manière ou d' une autre à l' œuvre importante d' explora accomplie jusqu' ici: à F., J.M. et Ph. Golay.les « inventeurs » du gouffre du Petit Pré, à nos amis de la section de Lausanne, qui ont organisé les premières expéditions d' approche, à ceux de la section de Genève, qui grâce à un laborieux aménagement sont parvenus au point extrême du gouffre, à ceux de la section de Nyon enfin, qui ont apporté leur précieux concours au travail ingrat que constituait le lever géologique précis des environs du Petit Pré.

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