Varappe dans l'antiquité
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Varappe dans l'antiquité

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PAR HERMANN KORNACHER, MUNICH

Les anciens Grecs et les anciens Romains avaient déjà leurs alpinistes, et même des varappeurs, le saviez-vous? Plus d' un historien relate en effet des expéditions en haute montagne, et il n' y a rien qui nous autorise à les taxer de fables. Ils nous apprennent, par exemple, qu' un jeune conquérant du nom d' Alexandre le Grand n' hésita pas à franchir en plein hiver les cols enneigés de l' Hindou, dont certains atteignaient 4000 mètres. Ce même Alexandre escalada, en s' aidant de cordes et de crochets, le Rocher sogdianien, un bastion rocheux extrêmement abrupt qui se dressait au milieu d' une plaine. Entreprise nullement désintéressée, d' ailleurs, puisqu' il s' agissait d' enlever la belle Roxane, sa future épouse. Nous connaissons l' expédition de grand style qui conduisit Hannibal à travers les Alpes, de même que celle du roi Philippe de Macédoine sur le Rilo Dagh, sommet des Balkans culminant à près de 3000 mètres. Il serait certes difficile d' appliquer à ces ascensions historiques la définition que l'on donne volontiers de l' alpinisme: dépense d' énergie gratuite sur un terrain soustrait à toute tentative d' exploitation utilitaire. Soyons d' ailleurs honnêtes: notre varappe estivale, notre ski hivernal sont-ils en tous temps et partout si désintéressés?

C' est également un but militaire au premier chef qu' eut une autre entreprise de ce genre dont nous parle l' historien Salluste dans son livre relatant la guerre des Romains contre le roi des Numides Jugurtha. Elle est d' ailleurs intéressante à plusieurs points de vue; elle nous donne entre autres le premier exemple d' un « cours alpin » organisé dans les règles. Un cours alpin qui eut lieu, en fait, au Maroc, sur le versant nord de l' Atlas! L' objectif était une citadelle dont on peut encore voir les vestiges aujourd'hui et qui défiait, inexpugnable au sommet de son rocher abrupt, toutes les entreprises ennemies. Les quantités fabuleuses d' or qu' elle recelait, paraît-il, avaient attisé la convoitise des Romains, mais toutes les tentatives d' attaque s' étaient soldées par un échec. Cependant un beau jour un jeune Ligure, ressortissant des Alpes maritimes italiennes, qui était parti à la recherche d' eau potable et qu' alléchait aussi la perspective d' un succulent plat d' escargots des vignes, se retrouva au pied de la face postérieure de ce piton rocheux, sur laquelle il s' engagea. Il était à ce point absorbé par sa quête qu' il ne se rendit pas compte qu' il montait! Lorsqu' il revint à lui-même, déjà parvenu à une belle hauteur, il fut pris de la tentation de se lancer dans une entreprise périlleuse; pourquoi? Parce que V esprit humain est ainsi fait, nous dit Salluste.

Ici déjà, nous rencontrons donc une des motivations fondamentales de l' alpinisme, et plus particulièrement de la varappe, qui nous pousse à risquer notre vie sur les parois et les arêtes des sommets: le goût de l' aventure, la sensation enivrante du danger couru.

Le jeune Ligure continua donc à grimper avec agilité dans le rocher, comme il avait appris à le faire dans ses montagnes natales, jusqu' au moment où il se retrouva sur l' esplanade où se dressait la citadelle, dans le dos de l' ennemi! La solution, la voilà!, se dit-il; puis il se hâta de redescendre et parvint à convaincre son général de lui adjoindre quelques soldats des plus adroits, avec lesquels il se faisait fort de prendre l' ennemi à revers.

Aussitôt dit, aussitôt fait! Au petit jour, ils quittent le camp. Ils vont pieds nus, armés à la légère et sans armure, afin de ne pas s' alourdir inutilement. Le Ligure marche en tête de la petite troupe, et comme ses compagnons sont loin d' avoir son habileté à escalader les parois, il amarre à des blocs de rocher ou à des racines des cordes le long desquelles ils se hissent. Il semble que ses hommes lui donnèrent du fil à retordre: l' un fut pris de vertige, et il lui fallut le soutenir et l' encourager à serrer les dents; l' autre ne savait où poser ses pieds, au troisième il fallait tendre la main au bon moment. Le Ligure était partout à la fois, tirant et poussant. Si un passage leur paraissait vraiment trop dangereux, il s' y risquait le premier et, avec l' agilité d' une belette, le franchissait deux, trois fois pour leur montrer les prises et leur insuffler le courage nécessaire. Ce fut une ascension interminable, mais le but fut atteint: tous parvinrent au pied des murailles à la barbe de l' ennemi, et la prise de la place forte ne fut pas le moment le plus difficile de l' opération.

Il est peu probable que le retour se soit effectué par la même voie que la montée. Comment y auraient-ils acheminé les quintaux d' or pris à l' ennemi, car c' est en définitive de cela qu' il s' agissait! La notion de dépense d' énergie gratuite sur un terrain soustrait à toute exploitation utilitaire est, nous l' avons vu, une découverte de l' alpinisme moderne, un alpinisme qui, avouons-le, ne se montre pas outre mesure chicanier sur les principesTraduit de V allemand par R. Durussel )

Artesonraju ( 6025 m)- Curicashajana ( 5500 m ), Pérou

p|ar ernst REISS, bâle Avec 5 illustrations ( 14-18 ) Nous sommes alpinistes dans la mesure où nous pouvons distinguer entre les vraies valeurs de l' alpinisme et une escalade mesurable.

La richesse des événements de ces dernières décennies nous fait trop facilement oublier que les hommes n' ont atteint les pôles de la Terre qu' au début de ce siècle. Quant aux plus hautes montagnes du globe, les quatorze 8000 de l' Himalaya, elles n' ont perdu leur prestige d' inaccessibilité qu' entre 1950 et 1965. L' époque des grandes expéditions montagnardes et de leur lustre national est partiellement dépassée, et l' auréole de la rareté et de l' extraordinaire a perdu de son attrait pour le public. Cette évolution se poursuit sans relâche dans bien des domaines.

En tant qu' alpinistes, nous pouvons nous demander ce qui nous reste à faire, à nous et nos successeurs. Des milliers d' hommes continueront pourtant à partir en montagne et en expédition, parce que cela les attire, parce que cela les satisfait. Chacun le fera à sa façon et selon ses possibilités. D' innombrables montagnes resplendissantes de 5000 mètres et plus n' ont encore jamais été foulées, ou n' ont pas vu leur solitude troublée depuis des années. Les expéditions privées, parfois' patron par des clubs et des mécènes, se sont multipliées dans les territoires politiquement tranquilles. Les habitants de vallées économiquement très arriérées y ont d' ailleurs trouvé des ressources bienvenues.

Malheureusement la nature des choses veut, par conséquent, que dans ce domaine chaque compte rendu et chaque documentation photographique encourage les répétitions. Extérieurement, par la publicité, on peut tirer beaucoup de peu, ou peu de beaucoup. On peut se demander si, à l' Everest, l' enrichissement humain et l' exploit furent plus grands dans une vaste entreprise, dans une expédition à quatre, ou dans une tentative solitaire. Tout est relatif; il est d' autant moins possible de répondre que toute ascension ne se compose pas seulement de faits mesurables, mais est liée à bien d' autres valeurs plus hautes.

Dans cette perspective, et en vétérans d' expéditions au Dhaulagiri, à l' Everest et dans les Andes péruviennes, nous avons estimé bien faire de monter une entreprise privée. Loin de la civilisation, livrés à nous-mêmes, nous avons simplement voulu passer encore quelques semaines parmi des montagnes étrangères. Ruedi Schatz, notre inspirateur et chef, alla même plus loin: il estima que, puisque nous avions dépassé notre prime jeunesse, il convenait d' inviter à ce grand voyage nos épouses qui d' habitude nous attendent toujours fidèlement au foyer. Ainsi fut ajoutée une certaine respectabilité à nos motifs de grimpeurs trop souvent égoïstes. Il se joignit aussi à nous d' autres personnes de même tempérament qui rêvaient depuis des années d' une expédition alpine de ce genre. Après une étude serrée des possibilités de vacances dans nos professions, et la recherche de lieux de séjours convenables pour nos enfants, il restait encore à choisir un but. La brièveté des marches d' approche et le beau temps fixèrent notre choix sur l' extrémité nord de la Cordillera Blanca. Un autre avantage était que plusieurs d' entre nous connaissaient déjà certaines parties des Andes péruviennes. D' autre part la Fondation Suisse pour explorations alpines nous offrit une fois de plus son utile présence et son patronage.

7 juillet 1965. Les moteurs de l' avion vrombissent. Les milliers de lumières de notre patrie que nous voyons entre les nuages s' amenuisent et disparaissent bientôt à nos yeux. Lisbonne—Dakar, dimanche à Rio de Janeiro. Je n' aurais jamais cru trouver un temps si froid sous les tropiques. Seules les photos en couleurs du lever de soleil sur la baie de Copacabana donnent à cette brève halte la touche de l' inattendu. Arrivée de directions diverses, notre équipe se rassemble chez l' avenant M. Bezzola, dans le plus grand hôtel de Lima. Grâce à l' hospitalité de la maison Sulzer, et surtout à sa rapidité à transmettre nos bagages, il nous est déjà possible, après quelques jours, d' aller habituer nos poumons à l' altitude, dans le splendide Callejon de Huaylas, à près de 3000 mètres. Mentionnons seulement en passant que, grâce à un connaisseur local, près de la côte du Pacifique, au km 200 au nord de Lima, nous avons eu l' occasion ( entre d' innombrables momies et têtes de morts ) de déterrer nous-mêmes quelques-uns des plus beaux vases incas. Un des plus beaux souvenirs restera pour nous la traversée de la Cordillère côtière, de Casma par la Punta Callan, à la clarté du soleil couchant.

Un océan de collines brun foncé culmine à 4500 mètres et domine de peu l' immense quadrillage bigarré des champs de froment et de maïs des indiens montagnards. Les champs s' étalent jusqu' au serpent d' argent du Rio Santa. Peu avant la tombée de la longue nuit tropicale, quand les vents des hauteurs s' abattent sur le pays, les Indiens trottinent, pieds nus, vers leurs huttes isolées, faites de boue et de pierres. Enroulés dans leur poncho, ils passent la nuit accroupis, serrés les uns contre les autres sur la terre battue. Personne ne peut leur reprocher la timidité, parfois aussi le dédain, qu' ils montrent envers les gringos ( les étrangers ). Cette population de montagne vit à l' écart des courants du monde, comme celle de l' autre versant de la vallée, où une vingtaine de sommets de 6000 mètres s' élèvent de la haute plaine aride vers les lourds nuages du soir. Les lumières s' allument au chef-lieu d' Huaraz à mesure que descend la nuit sur la large vallée. Pendant près d' une heure encore, par-dessus les toits bas et les bouquets de palmiers qui entourent la place du village, on voit s' embraser d' ocre et de rouge le Huascaran et ses sommets qui approchent de 7000 mètres. A part quelques privilégiés de l' aviation, chacun doit se soumettre pendant une bonne dizaine d' heures à un trajet routier invraisemblablement poussiéreux pour atteindre cette Mecque de la Cordillère.

Ces dernières décennies, bien des expéditions petites et grandes sont parties d' ici pour répondre à l' attrait de ces citadelles de glace. Au cours des années, tous les sommets voisins dépassant 6000 mètres ont donc été gravis. Mais un quart d' entre eux n' ont été atteints qu' une fois, ou par une seule voie et après un siège assez long. Ici et là, il se trouve encore quelques sommets individualisés de 5300 à 5900 mètres qui attendent leurs premiers visiteurs. Ces deux faits ont suffi pour nous faire installer notre camp de base dans la vallée latérale de Santa Cruz, qui est très rarement parcourue. Nous avons de bonnes informations, une carte sommaire et diverses esquisses. Il ne nous reste plus qu' à nous mettre au travail!

La réalité est un peu différente. En particulier, tous les habitants des plaines doivent subir la loi d' une acclimatation de quelques jours à la haute altitude. Georges, notre médecin, et moi avons pourtant la témérité d' essayer la première ascension du Yanamarey ( 5115 m environ ) en partant de Huaraz, tard dans la matinée. Bien que nous ne commencions la marche que près du tunnel sommital de la Punta Cahuish, les 1000 mètres ou presque de montée et de descente dans un terrain parfois difficile drainent toute notre énergie. La nuit tombée, il nous faut nos dernières forces pour grimper sur le toit d' un transport de bestiaux déjà surcharge. Jusqu' à la rencontre de notre auto privée nous sommes « companieros de la route des plateaux péruviens ».

Le surlendemain, habitués - ou abrutis - à l' altitude, nous suivons tous notre colonne de mulets entre l' hacienda Cullashpampa et le lointain vallon de Santa Cruz. Dans une gorge profonde, le soleil étouffant nous tourmente au long de la rampe qui mène au village. Ce coin de terre idyllique est heureusement ombragé par quelques bouquets d' eucalyptus géants. L' entrée de notre vallon se révèle aussi étroite que la gorge de la Via Mala, aussi les muletiers nous obligent-ils à camper juste avant, près du torrent où les moustiques nous harcèlent.

Le chemin de la gorge est sauvage, long et beau. Mais il monte bien de 1000 mètres. L' entrée en est marquée d' un lourd portail fait de très vieilles poutres. Au début de cette nouvelle aventure alpine, on peut se demander en silence si, dans trois semaines, tous vont repasser ce portail, joyeux et en bonne santé. Dans le haut, près de 3800 mètres, se trouve encore un certain nombre de hameaux indiens, entourés des taches jaunes de minuscules champs de seigle. On peut à peine imaginer des voies sur les parois de granit qui bordent le chemin. On n' aperçoit que rarement un des grands sommets par une brèche entre les contreforts ou les nuages. Le premier lac du fond de la vallée, où vivent des hérons semblables à des oies, n' est guère plus qu' un étalement du torrent. Le lac d' Atun lui-même, plus loin, nous attire de son bleu profond, mais nous ne nous laissons pas tenter à fixer notre base déjà là.

Le soir approche. Plusieurs de nos mulets n' ont pas encore rejoint. Nous choisissons comme place de campement un enclos abandonné au milieu de la prairie, là où la vallée, ouverte pour la première fois, se resserre à nouveau. Des broussailles et des troncs noueux de quisuar y sont entourés de centaines de lupins bleus. Un hameau de tentes est bientôt dressé sur la Quisuarpampa, entre la pyramide abrupte de l' Artesonraju et le puissant massif du Quitoraju et de l' Alpamayo. Après une brève acclimatation, nous voulons viser ici les plus beaux sommets.

Artesonraju, 6025 mètres ( seconde ascension ) Quatre jours plus tard, familiarisés avec les arêtes voisines malgré le plafond bas des nuages, nous dressons un camp avancé vers 5000 mètres, juste au sud de l' Artesonraju. Nous pouvons de là faire des reconnaissances et des ascensions dans tout le cirque montagneux qui domine le vallon au sud, avant le col menant à la Punta Union. Nous réussissons aussi par la suite les premières escalades de deux sommets qui forment des éperons rocheux de l' Artesonraju, et celle des sommets jumeaux du Millishraju, dont les 5500 mètres sont atteints par Ruedi Schatz, Georges Hartmann, Bruno Boiler, Friedl Comtesse et H. H. Spoerry. Geny Steiger et moi, dans une reconnaissance du haut vallon de Parron, restons bloqués par la neige poudreuse et profonde du versant sud. Nous sommes pressés de nous en prendre au plus tôt à la pyramide majestueuse de l' Artesonraju, gravie pour la première fois, voilà trente-deux ans, depuis le vallon opposé par Hein et Erwin Schneider - le fameux pionnier de bien des grands sommets andins.

Au soir du 31 juillet, le ciel est exceptionnellement clair. Les constellations de la zone tropicale scintillent au-dessus de nos trois petites tentes. Notre chef et le médecin d' expédition partagent avec nous l' impatience du jour qui vient.

Nous nous permettons de ne partir qu' en plein jour, forts de la trace préparée la veille. L' ardeur de Geny est telle que Georges et moi arrivons à peine à le suivre. Quelques corridors dans les crevasses et une pente raide nous conduisent sur une épaule presque horizontale de l' arête, formée d' une seule immense corniche. La majorité décide de continuer dans le flanc par lequel nous sommes venus et où il faut tailler, plutôt que d' avancer cinq mètres plus haut sur la volute blanche de la corniche. Avant que nous ayons traversé la bosse suivante, en forme de corniche et très raide, la première cordée se trouve déjà bien engagée dans la paroi sommitale inclinée à 60 degrés. La glace gaufrée et le fond en partie poudreux nous font rapidement passer les heures du milieu de la journée, au-dessus de la paroi nord-est de l' Artesonraju qui tombe d' un trait d' un millier de mètres jusqu' à une terrasse glaciaire horizontale.

Un plafond de nuages noirs s' étend des affluents de l' Amazone rapetisses par la distance qu' aux sauvages sommets qui nous entourent. Mais au-dessus de la vallée supérieure de Parron, le gigantesque Nevado Santa Cruz, le Quitoraju, le fier Alpamayo et les invraisemblables couronnes glacées du Pucahirca - gravi une seule fois - et du Taulliraju restent dégagés et montent une garde sévère.

Un unique pilier de granit jaune blanchâtre, exceptionnellement exposé, nous permet pourtant, grâce à un piton solide, de nous assurer et d' approcher du sommet. Quoique notre premier de cordée regarde sa montre en fronçant les sourcils, il me permet encore de faire la trace sur quelques longueurs de corde dans la neige profonde jusqu' au point culminant. Nous foulons ensemble la plus haute coupole en forme de corniche de l' Artesonraju: ler août 1965. Un beau cadeau pour l' anniver de notre lointaine patrie!

Le lac Parron, bleu-vert et familier, nous salue du pied du puissant Huandoy. Voilà six ans qu' avec les mêmes camarades j' ai fait la première ascension de ce grand sommet par son versant nord. Geny se tourne vers Ruedi, trace un chemin dans l' air avec ses moufles rouges et indique sous nous l' ombre sans fond. Je prends rapidement quelques photos et les suis à la corde.

Faire un rappel du haut du pilier avec une cordelette de 200 mètres est infernal. Le nylon élastique s' emmêle chaque fois que nous le tirons, et le soir approche à l' improviste. Avec un double ancrage dans le névé, le long rappel suivant semble aller mieux, tant que je me tiens debout sur les fiches d' aluminium. Mes compagnons ont disparu quand je m' aperçois que l' ancrage dérape sous mon poids. Pour éviter ce désagrément, je piétine les fiches et la corde dans la neige jusqu' à ce que je puisse me confier au rappel. A la fin de la troisième et dernière glissade à la corde, nous pendulons de biais par-dessus une vaste crevasse de glace pure. Il faut encore récupérer la corde pour gagner la course contre la nuit. Mais, avant que nous nous soyons remis en marche, les deux autres camarades ont déjà franchi la première pente. Nous perdons bientôt leurs traces sur ce terrain tourmenté et dans l' obscurité grandissante. Une erreur sur un couloir extrêmement raide nous met en difficulté. Sans nous presser il nous faut maintenant tout mettre en œuvre pour éviter un bivouac.

Un petit croissant de lune et beaucoup de chance nous aident à nous rapprocher du point lumineux qui marque le camp. Nous n' oublierons jamais notre reptation nocturne sur les « buffets de vaisselle » où des morceaux de glace tombent et frappent sans fin des abîmes inconnus. Nous trou- vons comme par miracle le passage dans les derniers séracs. Notre fidèle porteur Martin Fernandez nous attend sur la moraine avec une lampe pour nous accompagner au camp.

Mon cœur se remplit de cette chaleur que le grimpeur connaît, quand il quitte la lutte et le danger pour entrer dans une maison confortable.

Curicashajana, 5500 mètres Le torrent est glacial et ne nous permet que des bains ultra-courts. A part cela, notre camp de base est un lieu de repos dans la forêt primitive et ensoleillée de la Quisuarpampa. Les quatre amazones de l' expédition nous font des petits plats avec l' aide des porteurs. Quand le menu comprend un ragoût de mouton ou des truites au bleu pêchées dans le lac voisin, les louanges pleuvent sur le chef du ravitaillement autrement plus fort que quand il distribue des fruits secs et du chewing-gum. Emilio Angeles, le meilleur porteur d' altitude des Andes, ajoute une distraction à nos jours de repos par de vraies salves de rire.

Il nous manque pourtant une vue directe sur les glaces des 6000 voisins. Mais à l' est, une pyramide glaciaire aux pentes abruptes s' élève de 1500 mètres au-dessus de la vallée. Nous imaginons qu' il s' agit du Nevado du Bergamo, gravi l' an dernier pour la première fois. En réalité celui-ci se trouve dans la seconde coulisse. Il me semble de toute façon qu' il vaut la peine d' escalader ce sommet proche dont l' allure est farouche.

A l' aube du 5 août, nous partons dans cette nouvelle direction par un chemin direct le long d' un couloir blanchi par les chutes de glace. Nous nous encordons près d' un grand gendarme noir, et traçons notre voie tout d' abord dans une neige raide et profonde, puis sous la tranche récemment cassée d' un glacier suspendu, et dans une combe au pied de l' imposante paroi sommitale.

Le pique-nique de midi est écourté par l' impatience de grimper les 200 mètres de cette face. La lèvre inférieure de la rimaye sert de premier relais. Une traversée et un dos de neige presque vertical permettent d' atteindre le couloir central, qui est exposé. Plus haut, quelques fines fissures dans un éperon granitique permettent à point un excellent assurage sur pitons. Cette précaution m' induit à monter imprudemment à bout de corde sous l' édifice sommital en forme de champignon. Dans la glace friable de la rampe en léger surplomb, une arête cède soudain sous ma main. Sans la fiche d' alu plantée sur ma gauche, rien ne retenait ma chute. L' instant d' après, dans la neige profonde du versant sud, je trouve une petite crête qui mène au sommet. Ce gigantesque cornet à la crème surplombe de trois côtés et nous oblige à prendre nos places avec précaution. A 14 heures nous sommes réunis à cinq et pour la première fois au sommet du Curicashajana, joyeux d' avoir trouvé la bonne voie et d' être tous arrivés en haut du premier coup. Nous félicitons Lotty Spoerry, mère de quatre enfants, comme aussi notre vétéran Friedl Comtesse, qui a 54 ans. Les fanions du Pérou et de la Suisse flottent ensemble sur nos piolets. L' heure du sommet se passe avec quelque tension, car nous ne savons pas encore où nous trouverons une descente aisée.

De gros nuages avancent de nouveau de l' intérieur du continent vers les Cordillères. Les cannelures de glace donnent une allure extraordinairement sauvage aux arêtes glacées de la pyramide voisine du Nevado di Bergamo. Le lac bleu paraît tout petit à côté des piliers glacés du Taulliraju. La vallée s' étire étonnamment loin jusqu' aux tours de l' Artesonraju. Nous pensons à nos camarades qui sont en train de chercher une voie pour placer un camp avancé en direction des sommets occidentaux du massif de Caras.

Nous avons apporté un vieux manche de piolet, et y fixons notre rappel. Une plongée vertigineuse sur la face opposée à celle de la montée, où sifflent les morceaux de glace détachés par les crampons, puis un pendule, nous amènent à un petit balcon de corniche. Une arête de glace raide permet d' atteindre la première épaule de l' arête nord, où nous retrouvons le chemin de montée.

La grosse trace sur le glacier, un bon « pifomètre » au crépuscule, mais aussi la lumière timide d' un croissant de lune, nous conduisent sans encombre au campement et aux pots de thé fumant. Nous sommes bien étonnés de retrouver là tous nos camarades. Leurs deux tentatives au-delà du grand lac ont fini sur des dalles herbeuses de granit à se rompre le cou. L' exploration amène toujours des surprises!

Echecs et succès se suivent. Le lendemain nos camarades réussissent avec Gaby Steiger l' ascen du beau sommet en forme de champignon. Ils en reviennent aussi heureux et fatigués que nous.

Le surlendemain apparaît déjà notre fidèle Emilio Angeles avec ses ânes, pour nous mener dans le Quebrada Ishinca pour les quelques jours qui nous restent. Dans la nuit froide et étoilée, Friedl, Georges, Geny et moi veillons jusqu' à deux heures du matin autour du feu de camp où achève de brûler un tronc noueux de kengual. C' est notre manière de prendre congé de ce lieu qui nous a charmés.

Je dois avouer que l' étape de retour jusqu' à Cullashpampa fut pour tous une épreuve d' endurance. Je me vois encore, fatigue comme un chien, assis sur le talus de la route, pendant qu' une de nos femmes alpinistes, souriante, me tend sa gourde et le reste de son thé.

Pour terminer, nous entreprenons l' ascension plus facile du Ranrapalca, un 6000 qui domine la vallée sauvage et romantique d' Ishinca. A huit, avec deux dames et notre meilleur porteur, nous touchons son sommet nord au début de la soirée du 13 août.

Nous nous séparons à Lima, après quatre semaines de montagne, pour rentrer par différentes voies aériennes. C' est au Mexique, à proximité de Taco, la fameuse ville aux mines d' argent, dans le lac idyllique qui remplit le cratère d' un volcan éteint, qu' en faisant du ski nautique je me trouve dans la situation la plus périlleuse de mon quatrième voyage lointain. A part quelques bulles, c' est seulement ma barbe brun-rouge qui sortira par instants de la surface de l' eau et permettra mon sauvetage.

A l' expression très juste « partir, c' est mourir un peu », je voudrais ajouter: mais revenir en bonne santé après des journées remplies, c' est vivre!

( Traduit de V allemand par Pierre Vittoz )

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