Voir la montagne
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Voir la montagne

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PAR EDMOND PIDOUX, LAUSANNE

La réalité n' existe pas pour nous, tant qu' elle n' a pas été recréée par notre pensée.

Marcel Proust Le paysage est une littérature non écrite.

H. Taine, Voyage aux Pyrénées - Ouvre tes yeux, et tu verras!

Eh bien! non, ce n' est pas si facile que ça. Un habitant des plaines qui n' a jamais vu de montagnes, qui n' a jamais rien lu à leur sujet, aura beau écarquiller les yeux sur le plus fameux des belvédères, Gornergrat, Jungfraujoch, Aiguille du Midi, il ne déchiffrera presque rien du grimoire qui s' offre à sa vue. Ce chaos le laisse ahuri. Encore a-t-il eu pour s' y habituer le trajet de transition de la vallée à ces hauteurs. Ce serait cent fois mieux s' il avait du faire à pied une partie au moins de l' ascension. Cette patiente école lui aurait appris quelques lettres de l' alphabet, le sens de quelques signes.

Voilà le mot prononcé. La nature, avant d' être pour nous un magasin a"objets, est un recueil de signes. Mais notre lecture du monde familier est devenue si rapide et si claire que nous n' avons plus conscience d' une opération mentale. Un pareil automatisme permet l' adaptation presque immédiate de notre comportement et de notre action aux circonstances. Le plus souvent cela nous suffit, si pauvre et sommaire que soit notre interprétation du monde, dictée par les conceptions traditionnelles de notre milieu.

Mais que paraisse à nos yeux une nature étrangère où prédominent les caractères inhumains du minéral - montagne ou mer, désert de roche, de sable ou de glace - et nous voilà obligés de réapprendre la lecture dans un système de signes tout nouveau. J' ai traverse en voiture sur des centaines de kilomètres l' admirable désert du Karroo, entre Johannesburg et Le Cap. On nous avait dit au départ: « Vous pouvez vous relayer au volant et dormir entre-temps, il n' y a rien à voir. » Pour les gens qui nous conseillaient, ces paysages prodigieusement modelés et colorés par l' érosion et la lumière restaient insignifiants, c'est-à-dire proprement vides de sens.

Mais revenons à notre homme des pays plats. Il y a bien des chances, après tout, pour qu' il se récrie comme un autre devant le spectacle. Il sait ce qu' on attend de lui. Il ne veut ni décevoir ni être déçu. On ne paye pas si cher une place de première loge pour s' avouer que ce théâtre est du chinois. Le voilà donc qui bée d' admiration, et un peu d' effroi. Mais c' est à la manière d' un illettré devant les cent mille bouquins d' une bibliothèque. L' Iliade... Shakespeare... les Pensées de Pascal, si on les réduit aux pages imprimées — leur première apparence, et la seule évidente — c' est tout comme le Weisshorn, les Jorasses, le Badile ramenés à ce qu' ils sont objectivement: des tas de pierres et déneige.

Voilà à quelle estimation honnête il faut réduire l' admiration des trois quarts des voyageurs que l'on véhicule en haute altitude en affirmant, avec une benoîte charité, qu' ils ont droit aux beautés édifiantes de la montagne tout comme les alpinistes, ces égoïstes, ces casse-cou! Mais trop de gens ont intérêt à me contredire, et d' abord les innombrables moutons qui se font conduire, non à l' abat, mais en ces lieux où l'on s' ennuie sans jamais l' avouer: musées, salles de concert et belvédères.

Les spectateurs les plus honnêtes s' avoueront dépassés. Heureux état d' esprit d' où peut naître un jour l' envie d' apprendre à voir. Mais la plupart se jettent bravement dans l' interprétation. Un jeune Belge arrivant sur la crête des Savoleyres, au-dessus de Morgins, à l' heure du goûter, voulait sérieusement aller s' asseoir sur l' une ou l' autre des Dents du Midi pour y casser la croûte.

Pareille innocence est rare. La plupart des novices savent déjà bien des choses, même trop; et ils s' empressent de renseigner les autres.

On distingue deux espèces: ceux qui en rajoutent et ceux qui en rabattent. Je préfère encore les premiers, même si pour eux tout est crevasses et avalanches, fantasmagorie, drame, exploit. J' en encore l' un d' eux, au col de La Forclaz sur Martigny, expliquer le paysage aux dames. La Pierre à Voir était naturellement le Cervin. Quant aux Alpes bernoises, dont par hasard il savait désigner la chaîne, « elles sont si verticales, disait-il, qu' on ne peut pas monter entre ». Et les auditrices de se récrier, ayant vu grâce à lui, mais de leurs yeux vu, on ne sait quel prodige en lieu et place de ces ondulations lointaines.

Leur appareil photographique, lui, ne se serait pas trompé. Il donne, du plus beau panorama, la plus pauvre interprétation. Telle est la réalité objective. Ce n' est pas celle dont nous vivons.

Ceux qui en rabattent, et ramènent la montagne au niveau de leur entendement, ont un illustre devancier, le vicomte François-René de Chateaubriand. Ses récits et descriptions de voyage en Amérique l' avaient rendu célèbre, et il avait rendu fameux par sa plume les paysages du Nouveau-Monde. N' allait pas tirer même gloire de la montagne en lui donnant même illustration? Hélas! ce monde-là n' était plus à découvrir. Rousseau avait passé, Rousseau pour qui l' auteur d' Atala professait dans sa jeunesse la plus vive admiration...

Trop vive même. Il est dépitant pour un écrivain de se voir sans cesse comparé à un illustre maître. La critique semblait se plaire à ne voir dans René que le cousin pâlot de Saint-Preux. Voyager à Chamonix - au Mont Blanc, comme on disait alors - déjà ce n' était plus que suivre la mode. Au moins Chateaubriand n' allait pas se donner l' air de regarder par les yeux de Rousseau découvreur du Valais. Il devait prendre ses distances. L' Enchanteur - ainsi l' appelaient les dames - choisit donc le parti... de déchanter. Dans une page des Mémoires d' outre où il fait assez spirituellement le procès d' un certain pathos alpestre, il conclut:

« J' ai beau me battre les flancs pour arriver à l' exaltation alpine des écrivains de montagne, j' y perds ma peine... De ces trous surnommés vallées, où l'on ne voit goutte en plein midi; de ces hauts paravents à l' ancre appelés montagnes; de ces torrents salis qui beuglent avec les vaches de leurs bords; de ces faces violâtres, de ces cous goitreux, de ces ventres hydropiques: foin! ' » Un parti pris de malveillance est trop visible dans ces lignes pour qu' on s' arrête à les commenter. Trente ans plus tôt, dans une relation de voyage datée de 1806, Chateaubriand s' était exprimé avec plus de mesure:

« Pour en venir enfin à mon sentiment particulier sur les montagnes, je dirai que comme il n' y a point de beaux paysages sans un horizon de montagnes, il n' y a point aussi de lieux agréables à habiter, ni de satisfaisants pour les yeux et pour le cœur, là où on manque d' air et d' espace: or, c' est ce qui arrive dans l' intérieur des monts. Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de l' homme et la faiblesse de ses organes.

»On attribue aux paysages des montagnes la sublimité: celle-ci tient sans doute à la grandeur des objets. Mais si l'on prouve que cette grandeur, très réelle, en effet, n' est cependant pas sensible au regard, que devient la sublimité?

» Il en est des monuments de la nature comme de ceux de fart: pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective; autrement, les formes, les couleurs, les proportions, tout disparaît. Dans l' intérieur des montagnes, comme on touche à l' objet même, et comme le champ de l' optique est trop resserré, les dimensions perdent nécessairement leur grandeur: chose si vraie, que l'on est continuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J' en appelle aux voyageurs: le Mont Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la vallée de Chamouny? Souvent un lac immense dans les Alpes a l' air d' un petit étang; vous croyez arriver en quelques pas au haut d' une pente que vous êtes trois heures à gravir; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge, à l' extrémité de laquelle il vous semblait que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des montagnes, dont on fait tant de bruit, n' est réelle que par la fatigue qu' elle vous donne. Quant au paysage, il n' est guère plus grand à ll qu' un paysage ordinaire. » Ce témoignage semble marqué d' un souci d' objectivité. Chateaubriand a soin de justifier ses impressions par une analyse raisonnée des phénomènes de la perspective en montagne. On lui accorderait même une certaine sagacité si sa réflexion n' était fondée sur un principe entièrement faux, celui qui consiste à considérer la montagne comme un tableau, un objet pictural fait pour être regardé d' un point de vue unique et idéal où le contemplateur doit s' arrêter ( « le véritable point de perspective » ).

Ce trop long préambule veut conduire à une affirmation que l' expérience alpine rend évidente: la montagne, pour être vue, doit être parcourue, gravie, descendue, tournée, palpée, éprouvée. Il faut même l' avoir attendue et devinée, trouvée et perdue à la faveur de l' approche et de l' éloignement, des éclairages et des ombres, des brumes et du soleil, des saisons, des moments. S' il fallait à tout prix la comparer à une œuvre d' art, ce n' est pas à un tableau, ni même à un monument qu' il faudrait penser. C' est à une statue:

« Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre... » un rêve qu' il faut caresser et caresser encore, et avec quelle ferveur! afin que pour nous comme pour Pygmalion, il prenne vie et chaleur entre nos bras. Mais Chateaubriand était un amant de la nature trop pressé et distrait; passionné, mais sans constance; sensible, mais trop préoccupé de soi.

Revenons à notre affirmation, mais en d' autres termes: l' œil en mouvement est seul capable d' une lecture intelligente de la montagne. ( C' est à dessein que j' évite le terme de paysage alpin. ) Précisons sans retard ce qu' il faut entendre par ce mouvement. La mobilité purement physique peut être la plus vaine des circulations. Elle est même le danger qui nous guette à une époque où la machine fait de nous l' œil toujours errant d' une intelligence stupéfiée. Le regard n' est véritablement mobilise que par une opération de l' esprit, seul capable d' unir les moments, de parcourir les trajectoires, d' épouser les volumes. Parce que la montagne est le monde du relief, elle est celui du mouvement. Parce qu' elle est le monde de l' espace total, avec ses trois dimensions, elle est aussi celui du temps. Rien de plus nécessaire à la juste vision de la montagne que la durée, dans laquelle s' opère la synthèse de la connaissance. Rien de plus contraire que la pose ou l' instantané.

La lecture de la montagne, l' interprétation de ce monde de chaos en monde intelligible, est pareille à celle d' une phrase ou d' un livre: une opération de l' esprit cheminant de signe en signe et d' un mot à l' autre à la recherche d' un sens utilisable aux fins de notre vie. Faute de quoi le livre nous tombe des mains.

C' est une pensée, non une sensation pure qui, par exemple, unit mon ascension d' aujourd, au Zmuttgrat, celle que je fis il y a dix ans à l' arête italienne; celle encore que j' ai projetée aux surplombs de Furggen; celle que j' ai réalisée à la Dent d' Hérens, montagne longtemps désirée en vain, dont je sens la présence là, toute proche dans mon dos, malgré les brumes qui la dérobent encore une fois. C' est une opération de la pensée qui joint l' heure aigre et nauséeuse du lever, ce matin à la cabane du Hörnli, à celle du parcours lunaire à travers les séracs, et au moment que je suis en train de vivre en équilibre sur l' arête neigeuse bandée comme un arc entre l' Epaule et la paroi.

Ma vision du Cervin est riche de tout cela. Il m' est impossible d' en abstraire ce monde de souvenirs dont les traits objectifs du paysage sont devenus les signes porteurs. C' est dire aussi que jamais plus je ne le verrai comme autrefois, à ma première découverte. En vain je me rassiérais sur les bancs d' une classe pour retrouver le frémissement un peu éperdu de l' écolier. Pour redevenir ce novice, il faudrait que je me mette à une nouvelle langue, une nouvelle science. Il faudrait que je découvre la mer, moi alpiniste; ou le plaisir secret de la spéléologie. Ou bien que j' aille sur la lune.

Mais, privé de sa première magie, le Cervin que je suis en train de gravir est devenu riche de tout un passé. Il l' est encore du proche avenir. Les heures du matin sont grosses de celles de midi et du soir. Une teinte particulière des glaciers, une nuance sulfureuse de la lumière, et je sens déjà le vent qui soufflera là-haut sur le « Toit », les brumes où il faudra se hâter dans les premières flammèches de neige. Et parfois un grand soupir de l' air semble préfigurer l' angoisse d' une descente hasardée sur les dalles que la neige fraîche aura savonnées. La montagne elle-même en paraît anxieuse...

Sikkim 117, 118 Obige Thanka ( 208 x 118 cm ) zeigt Padmasambhava, der als « Zweiter Buddha » in Sikkim verehrt wird; seine Hauptkennzeichen sind der Dreizack an seiner linken Seite und die tiaraförmige Kopfbedeckung; die Gloriolen, die die Gestalt des Padmasambhava ( links ) und des mystischen Buddha ( rechts ) umgeben, sind in vergoldeter Stukkomanier aufgetragen. Die Thanka unten ( 199 x 116 cm ) stellt Avalokiteshvara ( tibetisch: Chenresi ), den « gütig herabblickenden » Bodhisattva des Mitleides, in seiner elfköpfigen, tausendarmigen Form dar; er ist umgeben von Buddhagestalten, die verschiedene Handgesten zeigen; unten links sieht man Manjushrî ( tibetisch: Jampal ), den Bodhisattva der Weisheit, mit flammendem Schwert und dem Buch der Weisheit auf der Lotosblume ( Thankas, tibetische Meditationsrollen, Stoffmalerei, Sammlung Pourtalès, Prien-Chiemsee ) Photos B. C. Olschak

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121 Yvette Vaucher en traversée dans le dièdre Photos Michel Vaucher, Genève Imagination délirante? Rêveries d' un distrait perdu en lui-même? La supposition est risible; car je ne cesse, tandis que je fais patiemment un pas après l' autre, de sentir les choses intensément présentes dans leur dure matérialité. Ni fleurs bleues ni glaciers sublimes! La pierre n' est que pierre, et plutôt laide que belle; la paroi, une ruine assez minable. Je déchiffre le terrain avec l' objectivité du carrier expertisant la roche. Mon œil est sensible au lisse et au rugueux, à la délicate nuance qui indique le verglas, à celle qui marque une zone friable. Mon regard, bien avant mon pied, connaît l' implantation dangereuse ou rassurante des feuillets; avant mes mains, il sent le modelé des prises. Mais qui l' a renseigné d' abord? Ou plutôt enseigné? Si l' œil dit juste, s' il voit juste aujourd'hui, c' est qu' il a été longuement à l' école de tout mon corps sous le gouvernement de la pensée, ce chef de tous les sens.

C' est ainsi qu' à force d' avoir couru la montagne, de l' avoir interrogée et déchiffrée, le la vois, je la sens aujourd'hui orographiquement, et ne puis d' une autre manière. Je devine passages et points faibles, surplombs ou couloirs possibles, un système de vires, une brèche infranchissable. Privilège du premier de cordée, et de quiconque s' est fait explorateur par un amour des choses qui dépasse infiniment la simple curiosité. Amour sensuel ou intellectuel? Allez le savoir! Mais plus s' accroît ma connaissance, plus s' affirme aussi ma présence. Etonnant mariage de la montagne et de moi! Et que je plains le skieur pur, comme le pur varappeur, chacun lisant une moitié de phrase, un seul côté de page!

Mais de toutes les sensations qui s' unissent pour constituer notre perception de la montagne, celles dont on parle le moins ne sont pas les moins essentielles. Ce sont les sensations kinesthé-siques. Si le mot est rébarbatif, le plaisir qu' elles nous procurent est l' un des plus profonds et des plus euphorisants. Elles se définissent comme les sensations internes qui nous font percevoir nos viscères et nos muscles par le jeu de l' effort et de la relaxation, de leurs mouvements combinés et de leur rythme. On ne nous a pas appris à les nommer, si bien qu' elles nous accompagnent comme notre ombre sans que nous ayons d' elles autre chose qu' une conscience diffuse. Elles mériteraient pourtant d' être cultivées comme les autres. Alors peut-être s' apercevrait de la parenté qui existe entre le plaisir de l' escalade et celui de la danse. Où l'on est tenté de ne voir qu' une gymnastique, on découvrirait un art.

On m' accorderait plus facilement cette comparaison pour la pratique du ski. Les mouvements s' y enchaînent avec assez de rapidité pour que le rythme devienne évident. Il faut déjà plus de réflexion pour s' apercevoir que la danse du skieur, dès qu' il cesse de se complaire sur une pente uniforme, prend la figure d' un ballet. Le danseur de ballet utilise l' espace du plateau pour l' expression corporelle d' un sentiment ou d' une action, telle qu' un schéma musical la lui propose. Pour le skieur, ce sont les accidents de la scène, c'est-à-dire le relief du sol et la consistance de la neige, qui imposent le schéma. Tandis que le danseur exécute sur le plateau les figures prévues par le chorégraphe, le skieur, lui, interprète chorégraphiquement le relief où il a choisi de se mouvoir. Il déchiffre le terrain, il en épouse le rythme.

J' ose prétendre que l' alpiniste, sous condition d' un minimum de rapidité et d' enchaînement des gestes, peut éprouver durant son ascension et retrouver dans son souvenir un plaisir tout semblable. Il exécute une interprétation corporelle de la montagne. Son tempo paraît d' une extrême lenteur; mais le temps psychologique jouit d' une grande plasticité. Il s' allonge ou se raccourcit selon le tonus de l' esprit. Pour le grimpeur saisi jusqu' aux moelles par la passion de l' escalade, la durée subit une contraction à la faveur de laquelle le jeu de son corps devient chorégraphie, construction musicale. Je l' imagine sans peine passant du grave à l' allegro, du staccato à l' andante, ou encore modulant 18 Les Alpes- 1965 -Die Alpen273 d' une tonalité à l' autre, au gré de la « partition » que constitue la voie par lui choisie, et en fonction de son talent d' exécution.

Que chacun consulte ses souvenirs et tente d' analyser telle de ses ascensions dans les termes que je propose, ou en d' autres meilleurs qu' il trouvera. Plus simplement, qu' il regarde à contre-jour le profil d' une arête après l' avoir suivie. La ligne en est idéalisée, épurée par l' opposition sans bavures de l' ombre et de la lumière. Alors son œil découvre les proportions, les mouvements, les harmonies tant de la montagne que de sa propre course. Qui changerait un seul élément du rythme inscrit dans la montagne ruinerait tout l' ensemble. Un dessin qui d' abord semblait fortuit paraît obéir maintenant à une nécessité.

J' ai peut-être l' air de ramener le lecteur à mon sujet par un artifice, après l' avoir promené longuement aux alentours. « Parlez-nous enfin, me dira-t-on, de la vision seule, de la vision pure! » II n' y a pas de vision pure. Si nous y croyons, c' est que nous sommes abusivement visuels, non par talent, mais par habitude et paresse.Voir est devenu pour nous synonyme de connaître. Or s' il est vrai que notre connaissance s' ordonne en général autour de la vue, n' allons pas croire que la lecture réside dans le déchiffrage des lettres par l' œil, alors qu' elle débute avec le discernement du sens par l' intelligence. Risquons ce paradoxe: notre œil ne voit pas la montagne, pas plus qu' il ne comprend les livres. Il distingue des signes, l' intelligence seule les interprète.

D' ailleurs on peut lire sans l' œil, en braille. Sinon, quel plaisir pouvait-il trouver dans ses courses, l' alpiniste aveugle que j' ai dépassé sur le chemin du Mountet l' été dernier? Le lendemain, il traversait le Trifthorn entre ses guides pour descendre à Zermatt. Quelques jours plus tard, il s' attaquait au Cervin. Pour un peu, nous autres « voyants », nous aurions crié au scandale, à l' exhibition d' un infirme. Or c' est nous, tout aussi bien, qui sommes des mutilés, privés plus qu' à demi de l' ouïe, de l' odorat, du toucher, de tous ces sens mystérieux ( bien plus de cinqpar lesquels nous pourrions communiquer avec les choses, l' espace, le temps, les humeurs de la nature et la terre entière, dont la masse appelle notre corps et ordonne notre équilibre.

Il faut conclure. Un timbre musical, l' âme secrète d' un instrument, est dans la combinaison d' un éventail d' harmoniques avec un son fondamental. Pareillement, les données de tous nos sens constituent les harmoniques de notre vue.

Mais il y a plus. Dans la prodigieuse synthèse que l' esprit réalise instantanément et presque à son insu autour des données visuelles, toute notre vie intérieure est impliquée, avec notre univers personnel et notre histoire; avec le souvenir de notre identité, l' image que nous nous faisons de nous-même et de la communauté; avec le souvenir de nos proches, amis ou ennemis, partenaires ou rivaux; avec nos soucis et nos responsabilités, nos désirs et nos remords, nos ambitions, nos craintes. Nous voyons à travers nos sens, mais aussi à travers notre tempérament, nos sentiments et notre culture.

Et je m' aperçois que Whymper et Guido Rey m' accompagnent au Cervin, puisque j' ai lu et aimé leurs livres. Mummery est avec moi au Grépon, dans la fissure qui porte son nom. Le fantôme prestigieux de Tita Piaz m' attend au pied des Tours de Vajolet: serai-je digne de lui? Et partout je suis tributaire des anciens comme des nouveaux, alpinistes et guides, topographes, écrivains, paysans, hôteliers, ingénieurs; de tous ceux qui ont trace les chemins, abattu les forêts, creusé les bisses, ouvert les voies, bâti les refuges. De tous ceux qui ont découvert, exploré, décrit, aimé la montagne. De ceux aussi qui l' ont exploitée et violée.

Se figure-t-on une terre sans ce passé-là? Un monde qui n' a rien donné encore à l' homme et n' a rien reçu de lui? Pierre Vittoz a exploré en solitaire plus d' un coin de l' Himalaya encore inconnu, même des indigènes. Il m' a laissé entendre à quel point un passé, une histoire, une géographie, et tout simplement une nomenclature manquaient dans ces pays. Ou plutôt à ces pays. La privation qu' on en éprouve est d' ordre moins pratique qu' intellectuel, moins intellectuel que moral et social. On se sent étrangement perdu dans ces lieux qu' il faut inventer à peu près sans référence à la communauté humaine. Là est le sens le plus profond de leur solitude.

On rit volontiers de l' alpiniste qui se plaît à nommer les sommets un par un. Quand il a énuméré par dizaine les noms en « horn » et en « spitz », un plaisantin y ajoute le « J' m », et la société est ravie d' être vengée d' un raseur.

Raseur il est, mais poète aussi à sa manière, primitive et scolaire. La vraie sottise appartient plutôt à celui qui prétend inutile de savoir nommer pour admirer. Tout nous apprend au contraire que pour aimer il faut connaître; pour connaître, identifier; pour identifier, nommer. Le mythe de la Genèse ne s' y trompe pas. Adam étant venu à la conscience, le Créateur fit défiler devant lui les animaux afin qu' il les nommât et que, par cette opération magique - notre seul pouvoir original - il se rendît leur maître. Je me méfierais, quant à moi, de l' amoureux qui voudrait ignorer le nom de sa belle, sinon pour la rebaptiser elle-même. Mais les mêmes sots qui nient le pouvoir des mots s' empressent de graver leur nom partout où ils le peuvent.

La conquête du ciel n' a pas commencé avec les fusées, mais avec le baptême des étoiles et des constellations, des planètes avec leurs mers et leurs canaux, qui d' ailleurs n' en étaient pas. Car il valait mieux se tromper en nommant que de laisser le ciel échapper à la prise tâtonnante du langage, cette incomparable antenne de l' insecte humain.

Nommer est la première et indispensable opération. Il faut aller plus loin, exprimer non les choses seulement, mais leurs rapports entre elles et avec nous. Alors le monde prend un sens à nos yeux.

Les hommes ont depuis longtemps déchiffré la nature du monde habitable. Lecture sommaire, disions-nous, et dont le secret pourrait se perdre un jour. Le primitif, notre ancêtre, en savait plus que nous sur bien des points. Mais enfin, notre œil est formé à une lecture courante de ce livre.

Le monde de l' altitude est au contraire d' une lecture récente. Le poète Du Bellay, traversant les Grisons à son retour de Rome, en 1555, déclare dans un sonnet qu' un tel voyage constituerait une pénitence plus que suffisante pour le pire criminel:

Que les Grisons, sans plus, il passe à ses journées, J' entends, s' il veut que Dieu lui doive du retour.

C' était là l' opinion courante.

Or deux siècles plus tard, pénitence devient récompense. La montagne prend pour la première fois une existence positive aux yeux des hommes. Pourquoi? Parce que Rousseau - et d' autres avec lui - a su déchiffrer et dire quelque chose de sa signification. Seconde création de la terre par le Verbe!

Sans doute avant lui des individus isolés, de rares élus, avaient eu pareille révélation. Mais qu' en avaient-ils communiqué à leurs semblables? Rien qui fût allé au-delà de leurs proches. L' étincelle s' éteignait dans le coin où elle s' était allumée. Mais le poète est venu. L' invention a pris forme de langage. Alors elle s' est transmise et multipliée prodigieusement. La voilà inscrite au patrimoine des hommes Dès l' enfance ils apprennent à lire le message resté si longtemps lettre morte.

« C' est par l' artificiel que la nature pénètre chez l' homme: ce que l' enfant a sous les yeux, il n' en voit la beauté que s' il l' a rencontrée d' abord dans une chose reproduite: et la sincérité ne vient aux êtres qu' avec le temps. » Ce mot d' Edmond Jaloux peut nous expliquer par une loi de notre esprit la découverte tardive de la montagne. Il a fallu que Rousseau dise pour que l' homme voie. N' importe quel pédagogue a constaté cent fois que les enfants ne voient la nature qu' en fonction de ce qu' on exprime dans leur famille. Ils sont botanistes, grimpeurs, géologues, chasseurs ou poètes comme papa; plus souvent aveugles, ou dégoûtés par un amour qui n' a pas su se communiquer.

Il faut accepter cette loi: tout commence par l' imitation. La Rochefoucauld l' avait déjà dit: « Il y a des gens qui n' auraient jamais été amoureux, s' ils n' avaient jamais entendu parler de l' amour. » La plupart des gens ne voient la montagne qu' à travers deux ou trois clichés, coucher de soleil, edelweiss et panorama. Jamais leur lecture n' ira plus avant. Pourtant, si tout commence par l' imitation, tout devrait continuer par l' invention, dans la soif de l' inexploré!

Tout alpiniste ne peut être un Rousseau, et il y a d' autres moyens d' expression que la littérature. L' action en est un, et le plus essentiel. La lutte avec la montagne, comme celle de Jacob avec l' Ange, est un échange où même la blessure nous accroît. Nous sommes enrichis à proportion de ce que nous donnons de nous-mêmes. Nous possédons la montagne dans la mesure où notre énergie, notre intelligence et notre amour se sont fondus en elle, comme évaporés avec notre sueur, exhalés avec notre souffle. Quelle vanité qu' une ascension, en apparence! Tant d' efforts pour revenir à son point de départ! Mais aussi, que de richesses ramenées en échange et accumulées en nous! Mais comment les fixer davantage? Comment les donner à d' autres? Ah! si nous pouvions atteindre au langage souverain, garant de la durée et de la communion! Nous offririons ce monde à nos frères!...

« Voir la montagne? » Loin d' être une opération simple, cette perception-là est une œuvre de longue haleine et de patiente approche pour laquelle une vie d' alpiniste n' est pas suffisante. Et l'on peut en dire autant de toute connaissance qui veut dépasser le rabâchage des siècles et des foules.

Guido Rey a aimé le Cervin et lui a consacré un livre. Il l' a exploré du pied à la cime, sur tous les versants, en toute saison, par tous les temps. Ce fut la contemplation et la lutte de toute une carrière, et il est mort au pied de sa montagne dans un dernier regard vers elle.

Guido Rey a-t-il vu le Cervin?

Plus on y réfléchit, plus le sens d' une telle question se dérobe. L' alpiniste n' est pas celui qui sait voir, mais celui qui sait inventer une montagne de sa façon dans les monstrueux objets que l' altitude lui propose. Et le but dernier de sa démarche, c' est la découverte et la réalisation de soi à travers cette invention. Ainsi concluent tous les écrivains alpinistes qui se sont interrogés sur leur étrange passion. On ne lit pas autre chose entre les lignes du livre de Walter Bonatti A mes montagnes.

La montagne, dont nous croyons faire l' objet de notre amour, n' aurait donc de réalité que par et pour nous-mêmes? Notre dialogue avec elle se ramènerait-il à celui d' une voix avec son propre écho renvoyé par un mur de pierre ou de glace?

Telle est bien dans Questions la conclusion de C.F. Ramuz à propos de la nature champêtre. « J' avais commence en ce temps-là ( son adolescence ) une conversation à deux voix sur ces chemins de nos campagnes... Il est vrai qu' avec la nature on fait soi-même les deux voix, d' où il s' ensuit que le dialogue est plus facile à soutenir. Il a y ce que nous lui disons qui existe, il y a ce qu' elle nous dit qui est tout imaginaire. Nous imaginons à l' occasion d' elle une seconde personne, qui sans doute n' existe pas. » Ailleurs, dans sa Lettre à L. Mermod, le poète vaudois s' interroge sur sa découverte du pays du Léman et du Valais. Les a-t-il saisis et révélés dans leur objectivité? A-t-il ouvert les yeux des hommes sur une réalité qui n' attendait, pour se donner à eux, que le « passage du poète »? On a contesté que ce monde exprimé par lui fût le « vrai » pays romand. Les paysans, les premiers, ne s' y reconnaissaient pas. Et Ramuz de répondre: « Tant pis, je les aurai inventés... J' avais besoin d' avoir un « pays », le mien; je l' ai inventé, c' est bien possible. J' ai été chercher tout au fond d' une race ( c' est du moins ce que je croyais ) l' occasion de m' y rattacher; peut-être, pensant descendre en elle, ne suis-je descendu qu' en moi-même... L' objection ne me fait pas peur. Rien n' existe que l' inventé. » ( C' est nous qui soulignons. ) Il nous reste à conclure pour nous-mêmes, nous alpinistes. Ce ne peut être que dans des termes proches de ceux de Ramuz. On ne dialogue pas avec la montagne: on se réalise en se confrontant avec elle. Sa supériorité sur d' autres objets naturels, c' est d' être plus visiblement un monde élémentaire et mécanique, et de nous mobiliser tout entiers. C' est par quoi elle nous donne une conscience d' être si aiguë, presque vertigineuse.

Ceux qui gravissent le Cervin aujourd'hui le voient autrement que leurs devanciers. L' histoire a remplacé sur ses flancs la mythologie, puis la technique a remplacé l' histoire. Mais appauvri d' une part, enrichi de l' autre, il reste à la disposition de notre sensibilité inventive aussi longtemps qu' une mécanisation à outrance n' aura pas substitué à l' authentique prise de possession l' ennui et la vulgarité de l' impression passive. Entre l' alpiniste même le plus naïf qui s' invente une montagne et le curieux qui s' y fait véhiculer mécaniquement, il y a même différence qu' entre le plus humble Roméo et le client d' une maison close... Mais j' entends déjà les marchands se récrier que tout le monde a droit à l' amour!

Ne médisons pas toutefois des moyens mécaniques par lesquels peut s' enrichir notre connaissance de la montagne. Comme il en sait plus que moi et comme je l' envie, celui dont l' art et la force viennent à bout du Pilier Bonatti! ou celui qui sait jouer dans les ascendances du Cervin avec son avion comme un papillon contre un mur surchauffé! Un vol en montagne est pour l' alpiniste la plus poignante des relectures d' un monde qu' il a épelé lentement. Il faut bénir un temps qui nous propose de tels moyens, et ne maudire que la paresse, qui en fait des jouets coûteux et bêtes bons pour tuer l' imagination.

Car le danger est en nous, avec beaucoup d' autres. Avons-nous réagi avec humeur aux sottises raisonnées de Chateaubriand? Gardons-nous de tomber dans la même suffisance. Retenons les jugements auxquels nous sommes si prompts: « C' est beau, c' est laid. J' aime ou je n' aime pas. » Il n' y a pas de paysage si ingrat qu' il ne puisse trouver son poète; et celui qui admire a toujours raison, disait l' un d' eux, Paul Claudel, un jour qu' il oubliait ses humeurs et ses partis pris.

Libérés de la suffisance, soyons-le encore de l' habitude qui tue toute chose ( elle aurait peut-être tué le ménage de Roméo et Juliette !). La montagne se décolore par la répétition, soit qu' on refasse vingt fois la même course par crainte du nouveau ou pour se sentir vainqueur à bon marché, soit qu' on s' enferme dans les éternels clichés de l' émotion alpine. Restons ouverts à tout ce qui peut renouveler notre sensibilité! Une pléiade d' écrivains de montagne nous en donne aujourd'hui l' occa: Tita Piaz, Hermann Buhl, Bonatti, Rébuffat, Terray, dix autres encore. Une nouvelle dimension spirituelle de l' alpinisme cherche son expression dans leurs pages, confuse encore, mais combien attachante dans son approche du mystère qui nous hante1!

1 Au moment de remettre mon manuscrit, je tombe sur une page des Alpes ( 1958, pp. 77-78 ) dans laquelle le Dr Ed. Wyss-Dunant dit un adieu à Guido Rey. Il relate sa visite au grand alpiniste italien, dans son chalet du Breuil, « L' esprit fait sa maison, mais la maison emprisonne l' esprit! » Ce mot d' Emerson est une dernière mise en garde. Quelle que soit notre expérience de la montagne, et rage impressionnant de notre club centenaire, le mouvement qui renouvelle la vie ne s' arrête pas avec nous. Ne soyons jamais les phari-siens qui pensent s' être approprié l' esprit et qui l' imposent aux autres, ni les intégristes d' un alpinisme qui aurait tout vu!

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