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«Lire le livre de la nature» Cristalliers dans les Alpes uranaises

Feldschijen, Salbitschijen, Gandschijen: des noms qui résonnent dans la tête des grimpeurs passionnés. Mais ils ne sont pas les seuls à être attirés par les rochers déchiquetés des Alpes uranaises; les cristalliers, ou chercheurs de minéraux, convoitent eux aussi cette région. Certes, le temps des exploitations minières commerciales dans les Alpes est bien révolu. Mais la passion, le courage et la chance permettent, aujourd'hui encore, de mettre à jour des trésors exceptionnels. Visite dans la vallée de Göscheneralp, chez des hommes qui ne se lassent pas de sonder la roche à la recherche de fours à cristaux.

Dans le petit magasin géré par Franz von Arx, quartzs fumés, fluorines roses, adu-laires et autres cristaux sont alignés sur les étagères. La lumière des lampes halo-gènes est renvoyée d' un coin à l' autre de la pièce, nous laissant subjugués par la beauté de ces minéraux extraits de la montagne. Tous ces cristaux sont des trouvailles de l' Uranais Franz von Arx, ancien chef de chantier, et de son collègue bernois, le guide de montagne Paul von Känel. Ils sont cristalliers de métier; une profession qui, à l' heure actuelle, n' est exercée que par une demi-douzaine de personnes en Suisse. Il y a un an et demi, ils ont fait la trouvaille du siècle dans une fissure du Planggenstock, dans la vallée de Göscheneralp: une série de cristaux isolés de différentes tailles, mais aussi un agrégat de quartz fumé d' un poids avoisinant 300 kg, d' une limpidité impressionnante, dont la plus grande pointe mesure près d' un mètre.

Lorsque, en automne 2005, Franz von Arx dirigea le faisceau de sa lampe de poche à l' intérieur de la fissure, il crut voir un sapin orné de mille bougies. Peu avant, Paul von Känel et lui-même avaient décidé d' abandonner et s' étaient résolus à quitter les lieux après un long été infructueux. « C' est l' avant jour que, armé de mon marteau-piqueur, j' ai percé la dernière couche de rocher », se souvient-il. Dès le premier coup d' œil, il avait crié à son compère: « Cette fois, on a tiré le gros lot! » L' été suivant fut l' heure de la récolte: il s' avéra que les deux hommes étaient tombés sur l' un des plus grands groupes de quartz fumé jamais trouvé en Suisse. Il y a un demi-siècle, ils auraient peut-être été obligés de découper en plusieurs morceaux cet agrégat de près de 300 kg, pour pouvoir l' emporter. Fini le record. A notre époque, l' intervention d' un hélicoptère leur a permis de le faire amener tout d' une pièce jusqu' au barrage du lac de Göscheneralp. Ils en avaient les larmes aux yeux.

La découverte, enfouie à 32 m de la surface, s' est faite au terme de 14 ans de travaux durs et périlleux. Mais contrairement à la plupart de leurs collègues, Franz von Arx et Paul von Känel ont pu, d' année en année, revenir au même endroit. Au Planggenstock, ils exploitent une sorte de mine: sur un replat de rocher de 15 mètres de large, ils ont érigé une maisonnette et disposé des génératrices pour produire de l' électricité et faire fonctionner le marteau-piqueur. Plutôt que de transporter leur matériel à dos d' homme, ils font appel à un hélicoptère. Au début de l' été, il leur amène de l' eau, du diesel, du gaz butane et de la nourriture pour leurs trois mois de séjour. Au fil des visites, ils se sont aménagé une cave à vins bien garnie. Quant à la mine, elle est constituée d' un long couloir horizontal et stable qui s' enfonce dans la roche. A l' intérieur de la galerie, à certains endroits, on peut même se tenir debout. Une soufflerie maintient la température de l' air à 10 degrés. Ainsi, les deux cristalliers, abrités de la pluie et du vent, travaillent dans des conditions autrement plus agréables que leurs collègues qui cherchent des cristaux en plein air. Leur travail n' en est pas moins pénible: huit heures par jour, ils brisent des rochers, contraints à se tenir dans des positions inconfortables, charrient des gravats et surtout, espèrent...

La plupart des minéraux qu' on trouve en Suisse proviennent des fissures alpines. Paul von Känel nettoie le cristal que Franz von Arx tient entre ses mains. A l' intérieur, il y a encore deux tonnes de cristaux à laver La vallée de Göscheneralp, un eldorado pour les cristalliers. Mais attention: pour trouver des trésors dans ces pentes rocailleuses, il faut connaître la région comme sa poche Photos: R ober t Bösch Pendant la phase de plissement des Alpes, certaines roches soumises à d' énormes pressions se sont fracturées, créant des cavités dont certaines se sont remplies de solutions aqueuses chaudes contenant des minéraux. Lorsque la pression et la température diminuent, les minéraux contenus dans ces solutions hydrothermales se déposent peu à peu, formant ainsi des cristaux de quartz, mais aussi d' autres espèces minérales comme l' adulaire et la calcite. Et plus le fluide a alimenté longtemps une cavité, plus les cristaux peuvent grandir. On pourrait croire qu' il suffit d' une sonde à ultrasons ou d' autres technologies pour déceler ces cavités, épargnant aux cristalliers des recherches ardues et incertaines. Mais ce n' est pas le cas. En effet les fissures sont souvent comblées par divers résidus, dont le sable de chlorite et l' ar. Lorsqu' on les trouve, les cristaux sont généralement enduits d' une couche tenace de matière argileuse – ou parfois de glace ou d' une autre matière.

Mais trouver un filon n' est que le début: les novices s' emballent souvent et, en essayant de séparer les précieux cristaux de la roche mère, ils les brisent.

Il aura fallu cinq jours de travail à Franz von Arx et à Paul von Känel pour extraire l' agrégat principal du Planggenstock. Les cristaux s' étaient déjà détachés de la roche à laquelle ils étaient suspendus et gisaient à terre, les pointes en bas. Pour les soulever au moyen d' un mouflage perfectionné, il a fallu une journée entière. Les quatre autres jours ont été consacrés au transport, sur une distance de 14 mètres. Des tâches qui exigent beaucoup de force et de finesse.

Sortir l' agrégat de la galerie en le traînant sur 14 m: un tour de force. On ne le retournera qu' après son voyage en hélicoptère « On aurait dit un sapin orné de mille bougies »: la lumière d' une lampe de poche permet de se faire une idée de la splendeur de ce cristal de 70 cm de long Franz von Arx à son poste d' observation. Les deux cristalliers travaillent au même endroit depuis 14 ans. Ils y ont érigé une cabane – surface au sol: 3 m 33 m.

Si aujourd'hui on est cristallier par choix et par amour pour la nature, il y a cinquante ans, seuls ceux qui n' avaient aucune autre source de revenu s' adon à cette activité dangereuse. Les paysans des montagnes suisses s' y sont mis dès 1500 environ pour compléter leur maigre revenu. Les cristaux uranais étaient souvant vendus aux ateliers de taille italiens: à l' époque, un cristal brut ne valait pas grand-chose. Aujourd'hui, ce sont des pièces de collection, dont la valeur est déterminée par différents critères. Les principaux sont la grandeur du cristal, sa transparence et son état général. Ses arêtes ne doivent pas être émoussées et sa pointe doit être intacte. Au fil des siècles, cristalliers et chercheurs ont établi des répertoires de ces découvertes. Ceux-ci contiennent des informations importantes car, comme le dit Franz von Arx, « une fissure en cache souvent une autre ». Sur le terrain, son activité consiste bien souvent à « lire la nature comme un livre », et c' est bien ce qui le passionne. Tringle de cristallier, massette, burin et pioche: l' outillage est simple. Tout l' art consiste à être persévérant et à interpréter les silhouettes des falaises et les teintes des rochers. Parfois, c' est une marmotte qui montre le chemin et souvent, c' est le hasard. Il n' y a pas de formation: pour débuter, la meilleure solution est d' accompagner un cristallier expérimenté. Les novices se demandent souvent si, pour trouver les cristaux, il faut développer un sixième sens...

«L' important n' est pas de s' en approprier mais de les trouver», précise Franz von Arx. «Ces cristaux ont passé 18 millions d' années au cœur de la montagne; nous les révélons au grand jour.» On ne s'étonnera pas, dès lors, que les cristalliers parlent de leurs trouvailles avec humilité et respect. La plupart ne se voient pas comme des voleurs mais comme les gardiens de ces trésors qui, si on laissait faire la nature, finiraient un jour ou l' autre détruits par l' érosion. La trouvaille exceptionnelle du Planggenstock sera exposée au grand public dans l' ancienne église, en face de la gare du Flüelen de fin juillet à fin septembre.

Amis des caillasses et des éboulis

Les collègues de nos deux cristalliers travaillent le plus souvent dans des éboulis instables, au pied d' une tour de granit ou en contrebas d' un glacier. Si les grimpeurs affectionnent le rocher compact, pour les chercheurs de minéraux, c' est l' inverse. Car lorsqu' un rocher se casse, on voit ce qui se cache dessous... Ainsi, dans la vallée de Göscheneralp, vingt à trente personnes pratiquent régulièrement la recherche de cristaux en amateurs. L' énorme majorité sont des hommes: l' an dernier, sur 237 patentes établies par la corporation d' Uri, quatre étaient destinées à des femmes 1. 1 Dans de nombreuses régions de Suisse, avant de chercher des cristaux, il faut acquérir une patente. Les critstalliers suisses ont constitué une as- sociation, l' ASCMF. Site Internet: www.ascmf.ch. revue Le Cristallier Suisse en français et en allemand, 4 fois par année

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