L'Aiguille Javelle
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L'Aiguille Javelle

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Dr Francis Mauler ( section neuchâteloise ).

Par le I. A la cabane de Saleina.

Au dehors, ce devait être la tempête aux raille voix glapissantes, déchaînée. De brusques rafales se succédaient à intervalles inégaux, enveloppant dans l' envergure de leur vol vertigineux la cabane dont tous les ais craquaient. Les crépitements de la pluie chassée violemment sur le toit ou plaquée contre les frêles parois de bois semblaient les frémissements de baguettes endiablées sur une peau de tambour. Ce devait être, au dehors, l' horreur de la nuit sans lueurs, les ténèbres épandues, agitées par les souffles venus d' en haut... Au dedans, c' était la chaleur paisible d' un foyer domestique. Le fourneau de fonte ronflait. Sa lueur rougeâtre éclairait, par instants, les recoins sombres de l' unique pièce de la cabane et les figures placides de ceux qui tendaient leurs pieds vers la flamme, en fumant leurs pipes.

Un désordre pittoresque animait la table éclairée par deux bougies plantées dans le cou de bouteilles vides. Un sac de montagne, ouvert, avait laissé couler un flacon d' absinthe, des pruneaux, un rôti, des morceaux de sucre, des conserves. Mêlés à cet attirail de bouche, une chemise dénouée, des bas de laine, des bandes molletières délacées en longs et larges rubans attestaient des précautions multiples prises par le propriétaire du sac en vue d' un séjour en montagne.

Une forme noire se dessina dans la pénombre, sortit de la soupente garnie de paille où elle gisait, se secoua, s' ébroua: Mon ami C, drapé dans les plis d' une couverture de laine, le feutre en bataille, la moustache hérissée, pareil à un berger bergamasque, apparut, ronchonna: „ Temps de chien! Déveine! Mouillés au départ, aspergés des bondes du ciel pendant la montée d' hier à la cabane; rincés au Grand Clocher de Planereuse le même jour, atrocement délavés aujourd'hui même jusques et y compris le sommet de la Grande Fourche; ah bien! il en avait assez! Si ce temps-là continuait à sévir, il descendait à la plaine, le lendemain même. "

Sous les couvertures dont la chaleur m' envahissait d' une béatitude céleste, pendant que mes nippes, au-dessus du fourneau séchaient, comme les jambons dans les vastes cheminées des fermes jurassiennes, je riais. Mouillé dans tous mes voyages aux Alpes et à toutes les altitudes, j' étais cuirassé de résignation. Davantage, j' appréciais le mauvais temps, pour autant qu' il ne devait pas être éternel. Le mystère que jette sur les sommets et sur les vallées, l' infini grisâtre du brouillard déroulé en longues écharpes, en traînes paresseuses, vite étendues, vite évanouies en jeux capricieux, j' en avais eu souvent le ravissement. Fraîche à mon souvenir se présentait, cette première course dans l' Alpe — une simple promenade de Brigue à Bel-Alp — faite il y a longtemps, où j' entendais, sans les voir, mugir les torrents et où, de temps à autre, j' apercevais, ici, un pan de muraille déchiquetée, là, des mélèzes montant à l' assaut de côtes abruptes, et où la divine sauvagerie de l' Alpe me grisait de son haleine crue. J' avais goûté aussi la haute mélancolie des marches dans les zigzags sans fin des sentiers pierreux au bruissement monotone et doux de la pluie, la tristesse des gorges ou des sommets sous l' éclairage d' un ciel bas, l' âpreté des assauts cinglants de la neige ou de la grêle lancées à plein fouet.

Et je savais que les aspects de l' Alpe ne tombent jamais au banal, mais que la beauté des spectacles éternellement variables de la nature se double, en montagne, de toute la majesté du décor.

Il ne m' avait pas semblé banal de faire, le jour de notre arrivée, une course au Clocher de Planereuse ( 2809 m36 minutes de la cabane au sommet — et de fumer une pipe à l' abri de la pluie, sous les grandes plaques de granit du faîte. Même, cette équipée du jour à la Grande Fourche ( 3616 m ) ne me laissait aucun regret quand bien même des torrents d' eau mêlée de neige avaient ruisselé de nos feutres dans nos cous. Debout, un instant, sur la dalle du sommet, nous avions aperçu dans „ les profondeurs par les vents remuées ", un pan de l' Ar, la ligne de faîte découpée en multiples dents du Chardonnet, un coin de la Verte, et c' en avait été assez pour ne pas regretter une grimpée facile dans des rochers, ou dressés en bizarres monolithes, ou découpés en arêtes tourmentées.

Rentrant au gîte comme déjà se couvraient d' ombre les silhouettes hautaines des deux Clochers de Planereuse, nous trouvions installés dans nos meubles, et même dans nos pantoufles, un Anglais, nom inconnu, peu bavard, ça va sans dire, mais, sans doute, bien pensant, et un grand gaillard de guide, figure volontaire, rayée de sourcils noirs abritant de gros yeux ronds, bouche souriante laissant briller l' éclat de dents régulièrement plantées, vaste carrure, mollets rassurants d' ampleur, luxe d' un chapeau de feutre empanaché, de breloques, et d' une boucle d' argent agrafant la culotte; Maurice Crettex. Le cousin de ce dernier, Adrien Crettex nous servait de guide. Un fruit sauvage, cet Adrien, grandi dans la libre liberté de la montagne; jadis chevrier, accoutumé, dès le moment où il avait porté culotte, aux escarpements des roches et à l' effroi des précipices; carré, solide, regrettant peut-être parfois les douceurs de la plaine et les longues causeries du soir avec les filles rieuses du village — vingt-cinq ans, l' éternel amour! mais repris par l' Alpe aux moments sérieux.

... Au dehors, ce fut un crescendo rageur des voix glapissantes aboutissant au sifflet aigu d' un coup de vent. J' éprouvais, de la violence du vent et de la crudité de l' air qui s' infiltrait par quelque huis mal clos, la sensation exacte que nous nous trouvions en un endroit isolé, très haut perché, avec du vide à l' alentour; une sensation d' être au large, en pleine mer, par un gros temps...

Mais le repas fut servi, avalé avec allégresse, à grandes bouchées. Comme l' Anglais plongeait tristement son couteau dans une boîte de Pigsfeet et qu' un souffle d' envie gonflait les larges narines de M. Crettex, nous fûmes d' une générosité grande, invitâmes, reçûmes. Une bouteille de Neuchâtel vida son âme capiteuse dans nos verres. Adrien se haussa d' une coudée en nous préparant des grogs au cognac. L' Anglais se dé-boutonna, daigna rire, offrit du whisky.

Alors C. ne parla plus de départ. Il irait où l'on voudrait. Après tout, le temps n' était pas si laid; il allait s' arranger, le soleil rayonner. Les Crettex chantèrent une vieille chanson en patois d' Entremont.

Plongé dans la lecture du guide „ La Partie suisse de la chaîne du Mont Blanc " qui m' avait été donné par l' un de ses auteurs, M. L. Kurz, rencontré à Praz de Port, trois jours auparavant, des mots magiques dansaient devant mes yeux. Au-dessous du titre „ Aiguilles Dorées ", je lisais: „ Leur flancs abrupts sont découpés comme à grands coups de hache; les sommets élèvent au-dessus du glacier leur élégante dentelure. C' est une succession d' aiguilles hardies, de blancs couloirs et d' entasse de roches aiguës. "

Le charme des mots agit si bien que me vint la résolution d' aller les voir, ces fières aiguilles au nom coloré. Le Chardonnet, le Tour Noir étaient impossibles à escalader par un temps de pluie et de neige; l' une des aiguilles, peut-être.

... Au dehors, le vent s' était tu. Un silence imposant se faisait. La neige, rayant le ciel de ses flocons blancs, tombait, tombait sans cesse, sans bruit, légère et mate, ensevelissant les choses, éteignant tous les bruits.

Au dedans, endormis dans le sein maternel de la haute montagne ) grisés par l' air léger des hauteurs, nos pensées prenaient leur libre essor vers les sommets et déjà, m' apparaissaient, dans un décor de rêve, des aiguilles fantastiques, dorées aux premières lueurs du soleil levant.

II. Les Aiguilles Dorées 1 ).

Les Aiguilles Dorées étendent leur chaîne du passage célèbre de la Fenêtre de Saleina au Col Droit. Elles ferment, au Nord, le cirque immense du glacier de Saleina, bordé lui, au Sud, par les épaulements glaciaires des Darray, de la Grande Luis, de l' Aiguille de la Neuva; à l' Ouest, par le dôme immaculé de l' Aiguille d' Argentière et l' arête en lame de scie du Chardonnet; au Nord-Ouest, enfin, par la Petite Aiguille Forbes, la Grande et la Petite Fourche, dressées en ruines crénelées à l' horizon.

Placées à la limite des glaciers de Saleina et du Trient, elles s' é, au bout de ce dernier et immense champ de neige, d' autant plus remarquées qu' elles surgissent droitement vers le ciel, se dégageant par une vigoureuse et abrupte poussée, des épaulements neigeux qui viennent mourir à leurs pieds. Leur sortie de terre se trouve être d' une brusquerie telle que le champ glaciaire, là où il rencontre le roc, est coupé sur toute sa longueur, par une rimaie, dont la lèvre sinueuse se voit de loin. Aidant à cet élancement éperdu de toute la masse vers la lumière, de longues et profondes fissures entaillent la roche du haut en bas, dans le sens de la verticale. La muraille se présente ainsi, abrupte, fissurée, striée, tourmentée et sa ligne de faîte est découpée en créneaux irréguliers, en clochers de pierre lisse, en tours, aux profils fiers. A un seul endroit, soit dans son milieu, elle est éclairée et son aspect adouci par un névé dont la nappe s' étale de son sommet à ses pieds. Du côté de l' Ouest, la muraille est plus haute et plus massive qu' à l' Est. Là, se comptent les sommets suivants, dès la Fenêtre de Saleina, la Petite, puis la Grande Aiguille de la Fenêtre ( 3417 m ), l' Aiguille de la Varappe ( 3523 m ), les Aiguilles Penchées ( 3500 m ), Tête Biselx ( 3513 m ). Une solution de continuité existe après cette dernière; le Col Copt ( 3407 m ). A l' Est enfin, et après le col, formant un groupe indépendant qu' une même configuration appareille, se succèdent de gauche à droite, le Trident ( 3431 m ); l' Aiguille Javelle ( 3441 m ) et Tête Crettex2 ). Vus du versant sud ces L' Aiguille Javelle.

derniers sont un peu effacés par leurs puissants voisins et il les faut contempler du Trient pour se rendre compte du fait que leur altitude n' est pas de beaucoup inférieure à celle des autres sommités. Du même côté, leur escalade se révèle comme à peu près impossible. Leurs parois sont lisses et à plomb et les clochetons de pierre qui les surmontent défient, par le poli de leurs faces, les tentatives d' escalade 1 ). Nommées Dorées par Forbes, dans un sentiment très juste de ce qui constitue leur beauté propre et leur originalité, ces aiguilles font resplendir au soleil leurs flancs de granit. L' aurore naissant, c' est une féerie. De longs Tête Crettex. Aig. tavelle. Trident.

Col Copt.

Le Massif du Trient ", De la Harpe ", „ Echo " 1887, p. 125. „ Les tentatives nombreuses qui eurent pour but l' escalade de ces divers sommets se portèrent essentiellement sur les deux plus élevés. Dès 1874, nous voyons déjà MM. Javelle et Éd. Béraneck s' essayer à plusieurs reprises à gravir ces pointes inhospitalières.

On ne tenta guère d' autre voie que celle de la face sud-est; on avait cru que le versant nord-ouest était impraticable. Une autre fois, MM. Javelle, Héraneck et Muret réussirent à atteindre le rocher de l' arête, sans nom ni cote d' altitude, qui se trouve le plus rapproché du Col Copt... Plusieurs fois M. Whitehouse essaya de gravir les deux principales cimes, mais inutilement... Outre les tentatives de MM. Zschokke et Müller, on peut et on doit citer celles que firent MM. Kurz et Barbey; ceux-ci parvinrent à 50 mètres environ du but tant désiré; une paroi de rocher inaccessible les séparait encore du plus haut sommet

traits de lumière donnent des tons d' or aux grands blocs qui les composent, animent de teintes chaudes leur nudité sauvage, découpent leurs arêtes vives; cependant que leur ombre s' allonge démesurément effilée et déchiquetée sur le plateau du Trient 1 ).

Les premières ascensions des cimes Ouest sont connues 2 ). Elles sont de dates assez récentes. En 1882, Tète Biselx était gravie et baptisée; en 1883, il en était de même pour l' Aiguille de la Varappe. Les deux cimes principales Est ne devaient être vaincues que beaucoup plus tard. Le Trident fut escaladé, le 30 août 1890, par MM. Valére A. Fynn et William J. Murphy, lors de leur traversée des Aiguilles Dorées, et le 1er août 1893 par MM. Ed. Jeanneret-Perret at Ed. Wasserfallen, avec P.L. Délex, de Salvan.

Quant à l' Aiguille Javelle ( 3441 m ), elle n' eut qu' une histoire effacée au cours des années de la lente conquête des Aiguilles Dorées. Soit que l' attention des grimpeurs se portât de préférence sur les sommets plus élevés de la chaîne; soit, ce qui paraît plus vrai, qu' on la jugeât absolument inaccessible sans l' emploi de moyens artificiels3 ), elle restaOn se souvient de la belle description de Javelle ( Souvenirs d' un alpiniste. Le massif du Trient, p. 357 ): „ Le névé supérieur du Trient est probablement unique dans les Alpes, sinon comme étendue et beauté, du moins comme caractère. C' est le bassin parfait, idéal, tranquille, à peine incliné, déroulant par vastes et insensibles ondulations sa nappe immense. Il y a des esplanades de névé encore plus vastes, des cirques plus grandioses; mais nulle part on ne verra cet immense lac de neige, qui repose silencieux, entouré de nobles aiguilles d' un granit doré, fières par la hardiesse de leur coupe, niais ne le dominant pas assez cependant pour diminuer l' effet de sa calme et vaste étendue. Au milieu du jour, par le grand soleil, ces neiges semblent dormir comme accablées sous une éblouissante lumière, tandis que, tout autour, les grandes aiguilles bronzées lèvent leurs pointes ruinées vers le ciel, sévères, immobiles, éternelles: c' est le calme de mort et la grandeur fantastique de ces paysages lunaires que le télescope nous montre se profilant avec éclat sur le fond noir du ciel. "

2 ) Première ascension de Tète Biselx par M. A. Barbey avec les guides François Biselx et H. Copt le 4 juillet 1882. „ Echo des Alpes ", 1882, no 4, p. 276.

Première ascension de l' Aiguille de la Varappe par MM. E. Thury, L. Wanner et H. Guttinger avec le guide G. Coquoz le 13 août 1883. „ Echo des Alpes ", 1883, p. 241.

Voir guide „ La Partie suisse de la chaîne du Mont Blanc ", p. 55 et suivantes.

3 ) M. Ed. Jeanneret-Perret écrivait en 1894, Jahrbuch, XXIX. Jahrgang, p. 70: „ A gauche se dresse fière et d' un seul jet le beau monolithe connu sous le nom d' Aiguille Javelle, magnifique tour absolument verticale, sans aspérités aucunes, plantée comme un obélisque au-dessus des précipices du glacier des Plines.

Un petit Steinmann, édifié sur le col au pied de l' Aiguille témoigne du passage des premiers grimpeurs dont faisait partie évidemment Javelle, et nous pensons que c' est là que s' est terminée l' ascension de l' Aiguille qui paraît bien inaccessible sans une longue échelle, ou peut-être des tiges de fer à fixer dans la pierre. "

dans l' ombre jusqu' en 1896, époque à laquelle s' en fit la première ascension. Son nom, toutefois lui fut donné en 1887, déjà, sur la proposition de M. Eug. De la Harpe ( „ Echo des Alpes ", 1887, p. 125 ). Cet auteur d' un intéressant article sur le Massif du Trient avait appris que MM. Javelle et E. Béraneck, dans leurs tentatives d' escalade, avaient atteint un des sommets de l' Est; de là à croire que l' aiguille, cotée 3441 mètres, était celui-là, il n' y avait qu' un pas puisqu' aussi bien les renseignements faisaient totalement défaut. Aujourd'hui, il est reconnu que Javelle n' y fut pas, et que le sommet gravi par lui est peut-être le Trident, peut-être Tète Crettex. Nulle trace, en effet, de passage au point culminant, et surtout, nulle narration de Javelle sur une ascension dont les péripéties lui eussent, sans nul doute, inspiré quelque page ou quelque récit. Le nom d' Aiguille Javelle a donc été donné gratuitement à la cote 3441 mètres; mais qu' importe? Le souvenir de celui qui fut un initiateur des beautés alpestres et un maître-grimpeur, peut-il être perpétué mieux que par le gigantesque obélisque de pierre?

La première ascension est l' honneur des deux guides Onésime et Adrien Crettex, qui accompagnaient le 6 août 1896 un très jeune homme étranger, étonné, sans doute, de l' aventure et de la bonne fortune qui lui échut d' être le premier à fouler une cime vierge. Les deuxième et troisième ascensions n' étaient effectuées qu' en août 1898, par M. G.B.P. Hochreutiner, puis par Mlle Adèle Heiner, accompagnés tous deux du guide Maurice Crettex. Je ne me souviens pas si l' aiguille fut gravie en 1899. Notre ascension de fin août 1900 devait être la cinquième ou la sixième.

III. L' ascension.

Dans le couloir rapide qui grimpe à l' assaut de l' éperon rocheux, prolongé de la base sud de l' Aiguille Javelle au milieu du glacier des Plines, nous avancions péniblement, sous la clarté aveuglante de la neige fraîchement tombée. Celle - ci nous enlisait jusqu' aux genoux et à tout moment descendait en petites avalanches jusque sur le glacier au-dessous de nous. Glissants, soufflants, suants, il n' importait. Déjà cette volonté de monter, d' arriver était inscrite en nous et nous la suivions, Crettex et moi. Mais, au bas du couloir, le camarade, repris par la nostalgie du bas et les errements de la veille, grogna: „ C' était stupide d' aller se casser bras et jambes dans des endroits perdus. Avec la neige fraîche, impossible de faire quoi que ce soitIl voulait aller au Portalet... „ Le Portalet ", affirmait-il, „ la vue en est superbe. Ce n' était pas loin Et tout en débitant d' une lamentable voix qu' il s' efforçait de rendre persuasive ces vérités sans taches, le camarade avançait, titubant.

— „ Qu' a donc monsieur ", me disait Adrien, tout surpris. „ Lui qui allait si bien hier à la Grande Fourche. "

Rien ", répondais-je; un moment d' humeur qui allait passer. Mais la voix reprenait: „ Allons au Portalet, Portalet, PortaletCela devenait un refrain.

Au Portalet, mon cher, je n' y mets pas les pieds!... Une montagne à vaches!...Je respecte infiniment le Portalet depuis que je l' ai vu d' Orny; mais son nom, impuissant à évoquer en moi d' autre image que celle d' un vacher joufflu prêt à traire sa vache, ne m' inspirait aucun désir. 11 nous fallait mieux que cela.

Nous attendîmes l' ami, un peu vinaigré par nos réponses, lui per-suadâmes de se laisser mettre la corde sous les bras et tôt après, nous étant revêtus de longue patience et d' énergie rentrée, nous touchions au sommet du couloir et en même temps du contrefort rocheux qui divise le glacier des Plines.

Nous étions partis très tard de la cabane; vers les 7 heures. Le temps indécis jusqu' alors s' était un peu éclairci. Franchissant le glacier dans sa partie inférieure et remontant des pierriers à la gauche de la Pointe des Plines, nous étions bientôt sur le glacier du même nom. Mais là le soleil tapant fermé avait ramolli la neige tombée la nuit on forte quantité, et le couloir se trouvait inhospitalier et fatigant.

Les nuages lourds, se dissipant peu à peu, apparaissaient; les Darreys Jumeaux, l' Aiguille de la Neuva, surmontée et écrasée par le géant à tête sombre du Tour Noir. Nettement, deux points étaient piqués non loin du Col de la Neuva, à mi-hauteur de la pente vertigineuse qui y accède; deux mouches, plutôt, collées sur une paroi; Maurice Crettex et notre Anglais qui osaient aborder le Tour Noir, malgré la neige. Nous suivîmes distinctement leur marche régulière et les vîmes disparaître au tournant du col.

Pour nous, notre voie s' annonçait clairement. Levant nos regards, nous apercevions très près de nous, semblait-il, une façon de tour dorée, l' Aiguille convoitée. Mais ses abords étaient rudement défendus, par des murs obliques tombant sur le petit glacier que nous avions franchi. Plus à l' Est, du côté du Col des Plines, les blocs étaient plus irrégulièrement entassés et laissaient le passage possible. C' est de ce côté que notre attaque allait se diriger.

Une lumière exquise dorait les prestigieuses parois de granit dans les fissures desquelles grésillait la neige fondue en ruisselets d' argent. Le glacier des Plines, déjà bien au-dessous de nous, celui des Ravines Rousses, plus loin, réverbéraient une lumière d' un blanc éclatant et dur. Fermant le cirque devant nous, le Portalet, dans le lointain, étalait sa masse indifférente. Une bonne sensation chaude envahissait nos membres, encore engourdis, caressaient nos reins, séchaient nos nippes raides encore de la pluie de la veille.

Quittant les chemins quelconques, nous nous hasardons dans l' en de blocs farouches, longeons une étroite vire. Les mains s' a dans un granit au grain serré et sûr, les clous grincent et la grimpée, la divine grimpée, nous insuffle son ivresse royale. Je me sens renouvelé, fort, le cœur me bat, d' un coup de poing j' assure mon feutre qui menace de cascader. Comme les chèvres qui ne grimpent, dit Rambert, que pour le plaisir de grimper, nous nous hissons, posément, d' un effort calculé, des yeux, cherchant les bonnes prises; des mains et des pieds les assurant, nous agrippant. Gymnastique incomparable où l' attention la plus stricte, la connaissance exacte des prises sûres et de celles qu' il faut négliger est de rigueur.

Mais, bientôt, la traversée en ligne oblique et ascendante que nous faisons n' est plus possible. Il nous faut prendre par la verticale. Adrien s' est arrêté, a ôté sa pipe: „ Il y a un mauvais bout ", fait-il, „ faut me laisser de la corde. " C. la délace de sa poitrine. Alors Adrien met sa pipe dans sa poche, se colle à une paroi dont la chute fait dans le vide, s' élève petit à petit par un effort puissant qui amène sur ses lèvres un rictus de triomphe et dans ses yeux une lueur de défi — ohé les chèvres téméraires du Valais! —Tout à l' heure, nous n' apercevons plus que ses jambes au-dessus de nous, puis plus rien. Sa voix nous avertit maintenant que, bien campé, il nous attend.

C. est ligoté, et, en route, pour le haut. Allez donc, le Portalet!

— Mais j' admire. Avec beaucoup de sûreté, ingambe, il atteint un bec rocheux à mi-hauteur de Crettex, s' y califourchonne, ramène posément la corde à soi, et pendant que je hisse mes 92 kilos, tant bien que mal, me tient ferme. A mon tour de cavaler sur le bi du bout du bec, en surplomb sur le glacier à quelque trois cents mètres au-dessous. Juste à ce moment Adrien jette un joyeux jodel et huit fourmis qui sont descendues du Col des Plines — tout un pensionnat, comme nous le sûmesdemeurent pétrifiées sur le champ de neige. Nous sommes aperçus. Des chapeaux volent en notre honneur.

L' unique voie de sortie étant celle où je me tiens précisément, je m' aplatis et, martyrisant mes épaules, pilant mon dos, me broyant les mollets, C. passe sur moi. Allez donc, le Portalet!

Dès ce moment, c' est une succession de gradins dont l' escalade n' offre que des difficultés moyennes séparés par des terrasses de quelques pieds de largeur, où nous nous arrêtons paresseusement, humant les souffles frais qui viennent d' en bas, extasiés par la beauté des roches ensoleillées et le rayonnement de la chaleur sur celles-ci.

L' arête est atteinte. Nous passons sur la gauche d' un contrefort ( Tête Crettex ) et, tout-à-coup, s' élançant d' un jet à une trentaine de mètres de hauteur, placé droit sur l' arête extrême qui surplombe le plateau du Trient, flanqué de plaques de granit coupées à pans verticaux, raboté de toute excroissance et de toute verrue, un monolithe s' élève; l' Aiguille Javelle.

Crettex, aux questions que nous lui posons, sur le „ chemin " qui doit nous conduire là - haut, se met à rire. Son geste éloquent nous désigne une fente verticale qui divise le géant de pierre en deux, au Sud, et du haut en bas. Nettes comme des lames de couteau les parois de cette tranchée de 15 mètres. Nous chantions victoire, mais cette nudité nous laisse rêveurs sur les chances de l' ultime ascension.

... Au loin, vers le Sud, où vont nos regards invinciblement, tandis qu' accotés à la tour de granit nous prenons quelque nourriture, les splendeurs froides et pures de l' Alpe se déroulent. Des sommets détachent leurs névés ruisselants de neige et de glace sur le bleu cru du ciel. Des aiguilles rocheuses, toutes saupoudrées de blanc, surgissent de leur ceinture flottante de brouillards lâchés paresseusement. Sur le glacier, des ombres mouvantes s' accusent fortement. Les nuages sont soumis à tous les caprices d' une brise légère. Ils vont, viennent, s' annihilent dans le bleu, renaissent; toujours en mouvement. Nous jouissons de l' heure exquise, de la pureté de toutes choses, de l' air diaphane. Il nous prend l' envie d' un sommeil heureux sur quelque plaque rugueuse...

Mais Adrien commande: „ Vous allez vous détacher — bien, maintenant, laissez-moi toute la longueur de la corde. Collez-vous à la paroi.a y est. Vous allez me faire la courte échelle pendant que je m' accrocherai au replat que vous voyez. Une fois là c' est mon J' exécute, lui prête mon genou, puis mon épaule, en courte échelle. Oh mais, qu' il est lourd! Holà, vacher pesant! disaient déjà les Autrichiens à Wala. Le monstre n' en a cure, me laboure les chairs de ses souliers ferrés, m' érafle la figure en passant et m' ayant prouvé que l'on est pas un Crettex de Champex, sans être homme de poids, s' enlève, se trouve sur le replat à la base de la fente dans laquelle il s' engage à moitié. De là, faisant des prodiges, il s' accroche, s' agrippe, se déman-tibule, se tord, s' arc, joue des pieds, des mains, des coudes, du dos, se repose un instant le dos vouté, les genoux à la hauteur de la tête, ramassé comme une grenouille, la même lueur de défi déjà aperçue dans ses yeux bruns, puis reprend sa gymnastique endiablée et s' évanouit à nos regards, dans le haut de la profonde coupure.

Heureusement, quelque chose nous reste de lui; ce bout de corde, que C. tout ragaillardi se passe sous les bras. A nouveau, je sers d' é, soumettant mes épaules aux macérations d' énormes clous triangulaires; puis l' ami se livre au même régime contorsionnaire qu' Adrien suivait tout à l' heure, et me voilà seul, en tête à tête avec une corde que je ne tarde pas à nouer solidement sous mes bras et à empoigner des deux mains. Des commandements retentissent.a y estOui — Oh, L' Aiguille Javelle.

hissé!... Il est un instant où je suis tout-à-fait suspendu sans pouvoir m' aider des pieds, ni des mains; mais voici le replat, la coupure dans laquelle je m' insinue avec peine. Tu l' aimes le dur granit des Alpes, cette fois-ci, jouis-en à ton aise, contemple, caresse, lèche ce pan rugueux qui t' érafle le nez! Telles, les réflexions qui me viennent, car pincé par le dos et le ventre, c' est à peine si je puis remuer. Levant les yeux, j' aperçois les deux jambes de C, en équerre à quelques mètres au-dessus de moi. La ligne du pan de mur se détache très pure sulle ciel. Du fond de la coupure vient un souffle d' humidité, comme d' un soupirail de cave. Du bout des doigts cherchant les grains les plus gros ou les minces cassures du granit, des pieds raclant les faces de l' entaille rocheuse, j' aide au mouvement d' ascension que m' imprime la corde rigoureusement tendue.

Quand nous sommes tous trois réunis dans une façon de cuvette à faces inclinées, au haut de l' étroit passage, nous contemplons la tête capitale du sommet, très près. Et toujours, usant du même système de courte échelle, nous franchissons un ressaut à grands efforts, nos souffles s' envolant en buées légères, pour atteindre le haut de l' entaille et parvenir sur le versant qui domine le plateau du Trient. De là il faut contourner, puis escalader un bloc pointu, ramper dans un chenal abrupt, taillé entre deux roches et le sommet aux deux pointes acérées est là. Ouf! Qu' elle est raide et bien défendue la vertigineuse Aiguille.

... Le précipice sur Trient est à pic; le glacier miroité dans la profondeur; il s' étend très loin, bordé, à l' Ouest par les Aiguilles du Tour dont les roches émergent à peine, et à l' Est par les Pointes d' Orny; il allonge ses replis sinueux à perte de vue vers Trient et Orny. Très près de l' Aiguille et séparé d' elle par une coupure profonde, le Trident se hérisse de ses dards pointus. L' épaulement neigeux du Col Copt établit une ligne de démarcation entre le massif Est et le massif Ouest aux sommets hardis; Tête Biselx, les Aiguilles Penchées, l' Aiguille de la Varappe.

Les vues lointaines font défaut, ce ne sont, à l' horizon que nuées amoncelées. Toutefois, un instant, l' écran lourd se déchire et nous laisse apercevoir les Tours Salières, les Dents du Midi, vieilles connaissances vers lesquelles s' en vont nos pensées et nos souvenirs amis. Au Sud, appartient la beauté sereine des nobles cimes et le Dolent, le Tour Noir, l' Argentière, l' Aiguille Verte entrevue dans la brêche du Col du Chardonnet, apparaissent et s' évanouissent, transfigurées au jeu capricieux des nuages... Vivace, après bien des jouis vécus, dès lors, demeure en moi la sensation d' allégement intense, de renouvellement des sources de la vie que nous ressentions au souffle pur de l' Alpe...

Et puis, ce fut comme dans la vie. Arrivé sur le faîte on aspire à descendre. L' extase ne nous souffle ses voluptés qu' à de courts instants dont le souvenir seul réapparaît aux heures ternes. Ces lieux, nous les avions aimés pour leur naturelle beauté, pour avoir livré, aussi, aux rochers qui les ennoblissent une lutte audacieuse et volontaire. Les re-verrions-nous? qui sait? Il y a tant d' inconnu dans nos destinées.

La descente de la grande entaille devait nous prendre du temps. Les habits râpés, déchirés en plus d' un endroit, les mains crispées par le long effort accompli, mais les figures illuminées, nous nous trouvions enfin au pied de la tour, tous trois intacts, puis tôt après sur Tête Crettex, un sommet pas méchant, où la sieste béate se prolongea.

Et, au soir, comme déjà la nuit couvrait d' ombre les silhouettes hautaines des Clochers de Planereuse, nous franchissions à nouveau le seuil de notre cabane neuchâteloise.

II.

Freie Fahrten.

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